Повість про батька Ольги Будугай «У тунелях таємничої Дори»
Черновик перевода повести на французский язык
Olga Boudougaï
Dans les tunnels du camp secret de Dora
Dos de couverture
Dans les tunnels du camp secret de Doraest un récit historique documenté qui raconte une page peu connue de la Seconde Guerre mondiale et le destin d’un ancien détenu de quatre camps de concentration nazis, dont le très secret camp-usine souterrain de Mittelbau-Dora. Sur ordre de Hitler, cette usine produisait les fusées V-2 en lesquelles le Führer avait placé de grands espoirs après sa terrible défaite lors de la bataille de Stalingrad (janvier 1943).
Tous les faits, les noms et les évènements de ce récit documenté résultent de la transcription du témoignage de ce détenu, Dmitri Pavlovitch Savtchenko, né dans la ville de Gouliaï-Polié, dans la région de Zaporojié (Ukraine méridionale). Ils ont été vérifiés et recoupés grâce à des sources documentaires.
Sur la couverture : entrée est du Tunnel de l’usine de Dora.
Gouliaï-Polié, 2002
Récit historique
Introduction
Parmi les nombreux documents que j’ai eu en main au cours de ma vie, l’un fait battre mon cœur plus fort que tous les autres et me serre l’âme. Il s’agit d’une modeste photocopie d’un fragment de la liste des détenus du camp de concentration de Mittelbau-Dora daté du 1er novembre 1944 que notre famille a reçu d’Allemagne après avoir mené de longues recherches. Cette terrible liste de détenus comporte une ligne sur mon père : Sawtschenko Dmitro, catégorie Pol.R (« Politique. Russie »), numéro de détenu 12 618. On dénombre sur cette liste onze autres personnes portant ce même nom de famille, mais mon père n’eut jamais l’occasion de rencontrer aucun d’eux, ni pendant ce tourbillon sanglant de destins mutilés qui porte le triste nom de « guerre », ni après.
Première partie
À la rencontre de son propre destin
PREMIER CHAPITRE
Le chêne de l’arrière-grand-père Karpo
Au bord du jardin de mes parents se dresse un chêne énorme âgé de plus d’un siècle. Durant mon enfance, l’un des mes aïeuls m’a raconté que ce chêne avait été planté par mon arrière-grand-père, Karpo Karpenko. Je ne sais pas si cela est vrai, mais aujourd’hui seul pourrait en témoigner le chêne. Il faut être deux pour faire le tour de ce grand arbre muet, une seule personne ne peut y parvenir. Ce chêne magnifique protège du gel les légumes cultivés sous ses branches et leur offre aussi chaque été, durant les grandes chaleurs, une ombre salutaire.
De ses larges branches touffues, semblables aux épaules d’un cosaque, le chêne protège ma famille du malheur. Cependant, tout comme la majorité des lignées paysannes de notre Ukraine martyre, ma vieille famille a bu ce malheur à grande tasse. Et il me semble que mon père, Dmitri Pavlovitch Savtchenko, ancien détenu de quatre camps de concentration de l’Allemagne nazie, a pour sa part subi le plus d’épreuves.
Mitia (diminutif affectueux de Dmitri) est né le jour de la fête de saint Dmitri Solounski, le 8 novembre 1925, au sein d’une famille paysanne de la ville de Gouliaï-Polié dans la région de Zaporojié. Ce premier-né fit la joie de son père, Pavel Pavlovitch Savtchenko, et de sa mère, Oksana Karpovna. Le jeune couple vivait dans la cour du père d’Oksana, Karpo Karpovitch Karpenko, un homme trapu de taille moyenne à la constitution cosaque. De tous, le grand-père Karpo était vraisemblablement le plus heureux de la naissance de ce petit-fils. Ses enfants étaient morts très tôt et seules deux filles, Oksana et Gorpyna, avaient survécu. Mais donne t-on de la terre pour des filles ? Et cette terre, combien elle manquait ! À présent que le petit-fils allait grandir, un lopin de terre serait obligatoirement donné pour ce garçon. Le grand-père Karpo appelait son petit-fils du doux nom de « Mytyk » et s’en amusait.
Mais les beaux rêves fonciers du grand-père ne furent pas exaucés. Bien au contraire, son gendre Pavel Savtchenko dut bientôt conduire sa vache au kolkhoze[1]et le grand-père Karpo mourut durant la famine de 1933 engendrée par la politique des serviteurs de Staline pour « le bonheur du peuple ».
Cinq ans avant cette tragédie qui frappa toute l’Ukraine, la fille de Karpo, Oksana, âgée de seulement vingt-trois ans, était morte. Mitia perdit sa mère alors qu’il n’avait que trois ans. Cela se passa comme suit. Par une soirée pluvieuse, Oksana entreprit de cuire du pain. À peine avait-elle sorti le pain du four que le troupeau de vaches passait dans la rue, mais elle remarqua que la leur n’était pas entrée dans la cour et avait suivi le reste de la file. Oksana, habillée d’une simple chemise près du four brûlant, bondit dehors. La pluie froide doucha la jeune fille tandis qu’elle rattrapait la vache et la conduisait dans la cour. Sans s’être changée, trempée jusqu’aux os, Oksana poussa sa vache dans l’étable et lui donna à manger. Ce n’est qu’après qu’elle rentra. Elle avait pris froid et fut clouée au lit par une inflammation pulmonaire. Oksana mourut, laissant deux orphelins.
Pavel Pavlovitch était désormais veuf. Il se remaria quelques temps après avec la jeune Oulita Kouchtch. Oulita Semionovna lui donna deux filles : Liouba, née en 1934 et Tonia, en 1936. Élever les enfants n’était pas une tâche aisée, sans compter qu’à toutes ces difficultés s’ajouta un nouveau malheur : en 1936, Liouba, âgée de deux ans, vint à mourir.
Cette enfance difficile forgea le caractère de Dmitri, qui devînt avec l’âge patient, tenace et travailleur. En autodidacte, il apprit très jeune à chanter. Il aimait les paroles sages, les plaisanteries pleines d’esprit et l’amitié fidèle. Vassia Chamraï, de la famille du médecin, et Fédia qui était orphelin à la charge du kolkhoze étaient ses meilleurs amis. Fédia avait deux ans de moins que Mitia et le considérait comme son grand frère. Il venait très souvent chez Mitia. Oulita Semionovna les nourrissait tous les deux et Fédia appréciait particulièrement son borchtch délicieux.
Dmitri, dès sa jeunesse, se révéla très doué de ses mains. Il aidait son père au kolkhoze et à la maison. Le père Pavel Pavlovitch apprit à son fils à s’occuper des ruches, du jardin, de la vigne, et l’emmenait avec lui à la chasse au lièvre et au gibier d’eau. Pavel Pavlovitch avait lui-même beaucoup apprit de son père, Pavel Fillipovitch, qui à la maison cuisait le pain noir et le pain blanc. La femme de Pavel Fillipovitch, Anastasia, les vendait au marché. L’expérience parentale permit à Pavel Savtchenko, après quelques années passées au kolkhoze, de travailler à la boulangerie de Gouliaï-Polié.
Pendant la Grande Famine provoquée, pendant laquelle le grand-père Karpo mourut, Mitia se mit à gonfler. Il dut son salut à ce que, durant la récréation, on donnait une fois par jour une assiette de soupe aux élèves de l’école élémentaire de Botchany. À la maison, il n’y avait rien à manger : on devait se réjouir du « gruau » (Laurent, merci de confirmer ce terme tiré des feuilles du petit bouleau de la cour. On allait dans la steppe pour recueillir l’eau dans les terriers des zisels[2], dont la viande était considérée comme une denrée de choix.
La cour de la famille Savtchenko donnait sur la rue du Quai qui longeait le fleuve Gaïtchour. Toute la ville de Gouliaï-Polié s’étendait de chaque coté du Gaïtchour sur plusieurs kilomètres. Ces contrées respiraient la steppe et la liberté. Le nom même de Gaïtchour dans sa traduction du turc signifie « le fleuve qui coule librement dans la steppe ». Et le nom de la ville alors ? Si on veut y prêter l’oreille on peut entendre : « Promène toi, champ ». Il n’est pas étonnant que le premier tiers du xxe siècle y soit étroitement lié aux révoltes paysannes dirigées par Nestor Makhno[3]. En 1985, Gouliaï-Polié fêta le centenaire de la naissance de ce dernier. La ville était au départ une sorte de garnison, puis elle fut divisée en quartiers abritant plusieurs escadrons cosaques de la ligne fortifiée du Dniepr. Certains quartiers portent jusqu’à nos jours encore le nom de l’escadron qu’ils abritaient : Botchany, Gourivka, Verbivka, etc.
La famille Savtchenko vivait dans le quartier de Botchany. Au xixe siècle, le Gaïtchour était large, les habitants se rendaient d’une berge à l’autre en barque. La rive opposée du Gaïtchour est plus haute, c’est pourquoi on appelle ses habitants les « montagnards » (ou les « montagneux ») et leur quartier – Gourivka. Les gamins de Botchany se mesuraient souvent aux montagnards et cela se terminait bien des fois en bagarres. Mitia participa à quelques-unes de ces batailles dans le pré s’étendant près du fleuve et le vieux chêne du grand-père Karpo était l’observateur muet de ces combats.
Le chêne, au temps des jeunes années de Mitia, était grand au point que certaines de ses plus grosses branches avaient servi à confectionner des tonneaux pour la saumure. Le chêne grandissait toujours, se faisait plus épais, plus large, tendait ses mains vertes vers le ciel. Au dessus de la couronne de son branchage se déroulèrent des évènements, dont fut et reste encore le témoin notre puissant apollon.
CHAPITRE II
Nouveau compte à rebours
Après ses quatre années de cours élémentaires à Botchany, Mitia continua ses études aux cours moyens de l’École n° 1, dans le centre de Gouliaï-Polié. Son père était chef de brigade au kolkhoze « Krasnoarmeets » (« Le Soldat de l’Armée rouge »), Oulita Semionovna travaillait dans ce même kolkhoze, dans la brigade chargée des légumes. Vint l’été 1941. Mitia termina sa sixième[4]. Il aidait ses parents, se réjouissait des prochaines vacances d’été avec Vassia et Fédia. Sa petite sœur Mania terminait l’école primaire et Tonia n’avait que cinq ans.
Le matin du 22 juin 1941, son père lui ordonna de prendre les chevaux et de conduire à l’hôpital l’instituteur de l’école primaire, Nikita Nikitovitch Lioutogo, afin qu’on lui fasse un nouveau bandage. Mitia attela les chevaux à la calèche et conduisit l’instituteur à l’hôpital. L’instituteur en sortit en boitant. Mitia l’attendait dehors pendant qu’on le soignait. L’instituteur avait l’air inquiet et dit de manière fort sérieuse :
– Voilà ! Je soigne ma jambe et je pars à la guerre.
– Quelle guerre ? demanda Mitia effrayé.
– À l’hôpital, j’ai entendu à la radio que l’Allemagne a violé le traité de non-agression et est entrée en guerre contre nous.
L’horrible nouvelle se répandit très vite à travers toute la ville, plongeant chacun dans la détresse. C’en était fini de la douce vie paisible. À compter de ce moment commença un nouveau compte à rebours.
Durant plusieurs semaines Mitia vit l’Armée rouge reculer. Une unité fit halte un moment dans le quartier de Botchany. Dans la cour des Savtchenko et de leurs voisins, les Zouïtchenko, fut installée l’infirmerie pour les blessés et les soldats malades. Le personnel de l’infirmerie vivait chez leurs voisins, les Kravtchenko et les Pourikov. Presque chaque famille à Botchany abritait des soldats.
L’infirmerie était dirigée par un vieil officier du service de médecine de Kirovograd. Mitia devait lui plaire et lui rappeler ses petits-enfants. Pendant ce temps, le père de Mitia combattait déjà au front. Le jeune garçon s’attacha à ce médecin qui lui vouait une attention paternelle. Il était particulièrement fier de la tenue militaire qu’il lui avait offert. Lorsqu’il la portait, Mitia s’imaginait être un vrai soldat, mais il n’avait pas encore seize ans et ne pouvait être envoyé au front.
Le docteur alliait une solide expérience médicale à un grand sens de l’humour. Il soignait à l’aide de médicaments, mais aussi d’un mot chaleureux ou d’une bonne blague. Voici un exemple de ses méthodes de guérison. La cuisine roulante de l’unité était installée près du puits commun, à coté de la cour de la grande et chaleureuse famille des Cheïko. La nourriture pour les blessés était apportée de la cuisine par un jeune soldat biélorusse, Gavrila. Chaque fois, lorsque la jeune recrue apportait la nourriture, le médecin lui demandait :
– Gavrila, tu as mangé ?
– Oui, j’ai déjà mangé, répondait Gavrila avec son accent biélorusse.
– Alors tu peux te battre avec Mitka ?
– Oui, je peux !
Entre Mitka et Gavrila commençait une lutte amicale. Pour les soldats, le repas était accompagné d’un spectacle « distrayant ». Pour les adultes, il s’agissait là d’une blague, mais le jeune adolescent voulait vraiment mettre à terre « un vrai soldat ». Mitia se battait de toutes ses forces. Gavrila était plus âgé, mais ni plus grand ni plus fort. Chacun, tour à tour, mettait son adversaire à terre. Les soldats les encourageaient. Lorsque la victoire revenait à Mitia, le médecin disait d’un air désolé :
– Gavrila, comment comptes-tu te battre avec les Allemands, si tu ne peux pas même venir à bout de Mitia ? !
Gavrila empoignait alors de nouveau le jeune garçon pour affirmer son autorité. Tout l’entrain et l’intensité du combat se transmettaient aux soldats. Cette scène se répétait presque chaque jour.
Cette unité militaire vint cependant rapidement à quitter Gouliaï-Polié. Mitia garda en souvenir de l’infirmerie la tenue de soldat qu’il aimait tant porter. Lorsque durant l’automne 1941, les Allemands entrèrent dans la ville, Oulita Semionovna la détruisit pour éviter tout malheur au cas où les fascistes l’auraient trouvée. On ne parvenait pas à croire que les occupants étaient entrés et commandaient sur la terre natale[5]. Mitia aimait lire et écouter des récits sur les grands chefs militaires, les grands voyageurs. Les paroles du grand Alexandre Nevski le touchaient particulièrement : « Qui viendra à nous avec l’épée, périra par l’épée ! » Il savait que la terre slave avait toujours su accueillir ses ennemis. Durant la retraite de l’Armée rouge, la rumeur courait parmi le peuple qu’un vieux sage avait prédit : « Les Allemands arriveront jusqu’à la Volga, boiront son eau et, de cette même eau, périront. De retour en Allemagne, ils verront qu’une croix y reposera : elle sera divisée en quatre parties ».
L’Histoire confirma la prédiction, mais à quel terrible prix !
CHAPITRE III
Une livre de farine
L’automne 1942 se terminait pour les enfants et les adolescents des villes et des villages d’Ukraine occupés par les troupes fascistes dans l’attente de la terrible nouvelle d’être envoyé en Allemagne pour le travail forcé[6]. Le 1er décembre 1942, Dmitri Savtchenko reçut un ordre du commandant de Gouliaï-Polié. Il devait se présenter devant la commission médicale pour son départ vers l’Allemagne. Dmitri ne se rendit pas à cette convocation. Il se cacha pour un temps dans la maison de sa tante Maria Semionovna Batrak qui habitait dans le quartier Spartak, ainsi nommé en l’honneur du chef des esclaves révoltés de l’Ancienne Rome.
Quelques jours plus tard, Maria, la sœur de Mitia, leur rendit visite avec de tristes nouvelles. Le commandant avait prévenu la famille de Dmitri : si ce dernier ne se rendait pas à la prochaine commission médicale, toute la famille Savtchenko serait exilée en Allemagne et leurs biens confisqués. Le 8 décembre 1942, Dmitri passa les examens médicaux et fut déporté en wagons à bestiaux, avec nombre de ses compatriotes, vers la ville de Essen, en l’Allemagne occidentale. Les jeunes gens travaillaient au nettoyage des rues, démolissaient les maisons en ruines par suite des bombardements. Dmitri vaqua peu de temps à cette occupation. Un jour, lors de sa journée de travail, il fut arrêté en compagnie de trois autres garçons par la police.
Durant l’interrogatoire, l’interprète les informa qu’ils étaient inculpés pour le vol d’une livre de farine. Ni Dmitri, ni ses deux autres camarades de Gouliaï-Polié, Pavel Chramko et Kostia Tcherniavski, ni leur quatrième camarade, Ivan – originaire de la région de Donetsk[7], ne reconnurent leur culpabilité, tout simplement parce ce qu’ils n’avaient jamais vu cette malheureuse livre de farine. L’interrogatoire se déroulait mitraillette à la main. Après l’interrogatoire, les garçons furent conduits deux par deux dans des cellules individuelles voisines l’une de l’autre, chacune d’un mètre carré seulement. Dmitri fut incarcéré avec Pavel, Kostia avec Ivan. Assis par terre, la tête dans les genoux, Mitia s’appuyait contre le mur. Il tomba très vite dans un semi sommeil. Il voyait un grand lac salé, ou bien était-ce un marécage ? La rive était si meuble, que les veaux s’enlisaient dans la boue jusqu’aux genoux. Sur la berge, sur une grosse pierre, était assis Piotr, le chef du camp des Ostarbeiter[8]dans la ville d’Essen. Tout le corps de Dmitri tremblait et il avait recouvert ses genoux de sa chemise afin de se réchauffer. Piotr ordonna à Mitia de s’atteler à un lourd chariot chargé de sacs qui se trouvait sur la berge, sans chevaux.
– Attèle toi et traîne ce chariot autour du lac ! ordonna Piotr avec autorité.
– Je ne pourrai jamais le traîner dans une telle boue, répondit Dmitri.
– Et moi, je te dis de le traîner !
Dmitri s’attela au chariot et commença de le traîner. Le chariot était lourd, mais Mitia sentit que celui-ci se déplaçait non sur ses roues, mais flottait derrière lui, dans l’air. Mitia avait déjà fait la moitié du chemin quand, au travers de son rêve, retentit le signal du lever ; il se réveilla en sursaut. Quand les cellules s’ouvrirent, tous les quatre partirent se laver, et Mitia raconta son rêve étonnant à ses camarades.
– Alors, tu as traîné ce chariot presque jusqu’au bout ? demanda à nouveau Kostia.
– Oui, presque, confirma Mitia.
– Les Allemands vont certainement te relâcher, s’enthousiasma Kostia.
– Dommage que nous n’ayons pu nous endormir, coupa Ivan, sinon on aurait fait un rêve comme le tien !
Dans cette même prison, les garçons apprirent de prisonniers polonais que les Allemands ne relâchaient pas ce genre de condamnés : on décidait de leur sort sans qu’ils passent devant un tribunal. Les jeunes gens espéraient toujours que leur affaire serait traitée avec justice et qu’ils seraient libérés parce qu’ils étaient innocents.
CHAPITRE IV
Le détenu n° 133
Trois semaines plus tard, les quatre jeunes gens arrêtés étaient placés en détention préventive. Le 2 mars 1943, ils arrivèrent dans le camp de concentration de Niederhagen-Wewelsburg[9]. Dmitri reçut en guise d’identification, à la place de son nom, le numéro 133, tout ce qu’il restait d’un détenu disparu que les garçons ne connurent jamais. Pavel portait le numéro 5 et Kostia le numéro 72.
Dès les premiers jours passés au camp, les garçons comprirent que la vie, aux yeux des « Aryens », ne valait pas grand-chose. Parmi les vingt-cinq prisonniers transférés, deux furent laissés aux portes du camp. Le lendemain matin, les SS les pendirent pour se distraire et effrayer les autres prisonniers. Pour la première fois de sa vie, Dmitri vit des personnes innocentes mourir de la folie fasciste. Les SS opéraient sournoisement, persuadés que personne ne les punirait jamais pour leur harcèlement des détenus.
Dmitri perdit ses trois compagnons peu de temps après leur arrivée au camp. Ils n’avaient pas résisté au régime de détention et au travail forcé. Ivan, souffrant d’un abcès au talon, n’avait pu chausser ses « sabots hollandais » (chaussures de détenus faites d’une semelle de bois et habillées de cuir) et avait été transféré dans le groupe des détenus affaiblis. Les SS martyrisaient ceux-ci jusqu’à la mort. Ivan mourut une semaine seulement après son arrivée au camp. Ce fut ensuite le tour de Kostia Tcherniavski qu’un Allemand tua d’un coup de manche de pioche. Enfin, Pavel Chramko tomba malade de dysenterie et fut lui aussi éliminé dans le groupe des affaiblis. Sachant que Dmitri était tourmenté par le destin de ses compagnons, le planton de leur baraque lui montra ce qu’il restait de Pavel : une tenue rayée portant le numéro 5.
Dmitri faillit lui aussi ne pas survivre au régime de forçat. Il avait surtout mal aux mains, lesquelles étaient déchirées par des blessures. Le plus vexant était qu’il n’en souffrait pas à cause du travail, mais des suites d’événements survenus un dimanche, alors que les prisonniers avaient le droit de se reposer. Voici comment cela s’était déroulé. Les SS s’étaient inventé une distraction du dimanche. Sur leur ordre, les prisonniers de droit commun allemands forçaient les prisonniers politiques à disputer des compétitions. Cela se traduisait par des peines de travail supplémentaires. Deux participants, parmi les prisonniers, étaient désignés par Block. Ces détenus devaient le plus vite possible charger à mains nues du gravier dans des brancards de bois, puis, par deux, courir les porter en courant en traversant un pont, revenir en repassant le pont, décharger le gravier des brancards et de nouveau le charger. Ces opérations se répétaient plusieurs fois. Les « droits communs » se démenaient face aux prisonniers politiques, car les SS leur promettaient une ration supplémentaire.
Le chef du Block désigna Dmitri et un autre détenu de sa baraque pour cette « activité sportive ». Les SS se distrayaient jusqu’à satiété. Les « droits communs » faisaient tout leur possible pour faire accélérer l’allure aux prisonniers. Au bout du compte, chacun d’eux recevait une tasse de café avec un sandwich, tandis que les prisonniers politiques pouvaient à peine se traîner jusqu’à leur baraque : ils devaient encore s’avouer heureux d’être restés en vie.
Près de la baraque, le Tchèque Franek demanda à Dmitri de lui montrer ses mains.
– Mon garçon, qu’est-il arrivé à tes mains ? lui demanda-t-il.
Les autres lui montrèrent aussi de la compassion et essayèrent de l’aider. Ses mains ressemblaient à une énorme blessure. Dmitri avait peur de se rendre à l’infirmerie du camp, car il avait entendu qu’on n’y ménageait pas les malades. Pour définir la capacité du prisonnier à travailler, on lui donnait l’ordre de s’asseoir et de se lever. Si le détenu ne pouvait se lever par lui-même, ce n’était pas la guérison qui l’attendait, mais la liquidation. On pouvait tout simplement vous « faire une petite piqûre », avec du poison. Les prisonniers répétaient cette blague cynique : « Du camp à la liberté, il n’y a qu’un seul chemin : le cheminée du crématoire ». La vie et la santé des détenus avaient décidément peu d’importance aux yeux des SS.
Toutefois, tout n’était pas que tristesse. Dmitri ressentait le soutien amical de ses camardes d’infortune. Pour permettre aux plus jeunes de survivre et de s’adapter à ces conditions inhumaines, les plus anciens les obligeaient, après le travail, à porter au camp les corps de leurs camarades disparus durant la journée. Ce procédé incitait les plus jeunes à l’instinct de survie et développait le sens de la collectivité, sans lequel il était impossible de survivre dans un camp de concentration. Après la disparition de ses camarades, Dmitri se lia d’amitié avec son voisin de lit, un rouquin de Rostov-sur-le-Don[10], Léonid. Il était né en 1924 en Ukraine. Sa famille avait ultérieurement déménagé, mais il n’avait pas oublié la langue ukrainienne. Il était arrivé à Niederhagen une semaine avant Dmitri. On l’avait chassé de chez lui pour l’envoyer travailler dans une usine en Allemagne. Léonid s’était enfui de l’usine, avait été arrêté et envoyé au camp.
De temps à autre, Dmitri rencontrait aussi Franek .
Le Tchèque examinait ses blessures aux mains.
– Mon pauvre garçon, tu as de ces mains ! compatissait Franek avec un signe de la tête.
Le Tchèque parlait encore un peu dans sa langue natale et, bien que Dmitri ne pusse comprendre tous ses mots, il sentait avec quelle grandeur d’âme Franek s’apitoyait sur ses blessures.
Les Allemands décidèrent de supprimer le camp de Welvesburg, filiale du camp de Buchenwald. Le 12 avril 1943, un convoi de 339 hommes (comptant parmi eux Dmitri) quitta Welvelsburg pour Buchenwald. Le lendemain, il arrivait à Weimar. Sept prisonniers n’ayant pu supporter ce transfert sans eau ni nourriture étaient morts en chemin. Une fois à la gare, il furent convoyés en camion. En montant dans celui-ci, un SS frappa Dmitri qui n’avait pas la force de se hisser dans le véhicule. Ses camarades le hissèrent sans connaissance. Il arriva à Buchenwald sans avoir repris ses esprits. Ses amis d’infortune le portèrent pour lui faire franchir les portes du camp. Dmitri revint à lui sur la place d’Appel, près des portes de fer portant l’inscription cynique « Jedem das Seine », « À chacun son dû ».
CHAPITRE V
« À chacun son dû »
Les Allemands avaient construit le camp de concentration de Buchenwald en 1937, sur les versants du mont Ettersberg en Thuringe, non loin de la ville de Weimar[11]. Jusqu’avant la guerre, Weimar était connue dans le monde entier pour être un foyer de culture. C’est ici que vécurent et créèrent leurs chefs d’œuvre Lucas Cranach l’ancien, Jean-Sébastien Bach, Christoph Martin Wieland, Gottfried Herder, Friedrich Schiller, Johann Wolfgang Goethe, Franz Liszt. Le château de l’Ettersberg accueillit dans ses murs Friedrich Schiller en 1800 et il y termina Marie Stuart. Nombreux furent les artistes qui s’inspirèrent des chênes et des hêtres de ce petit coin de Thuringe. Herder, lors d’une promenade dans les forêts de hêtres, y écrivit son Poème hivernal. C’est ici que Goethe écrivit son poème Le Voyageur. Il chanta dans ses lettres la grandeur des hêtres du mont Ettersberg. Aurait-il pu supposer que ces arbres donneraient leur nom au camp de concentration dans lequel, au cours de ses huit années d’existence, 238 000 hommes seraient torturés et 56 000 assassinés.
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alade mourut de froid assis.
Construit en l’espace de deux ans, Buchenwald occupait environ un demi-kilomètre carré, était clôturé de barbelés électrifiés sous une tension de 230 volts. La nuit, de petites lampes électriques l’éclairaient. Au delà de la clôture, à une distance symétrique, s’élevaient vingt-trois grands miradors à trois étages. Les deux niveaux inférieurs abritaient les pièces communes et les dortoirs de la garde. Le troisième étage était ouvert sur trois cotés. S’y tenait en permanence une sentinelle SS, l’arme à la main pointée vers le camp, toujours prête à tirer. Il arriva plusieurs fois que les gardes, s’ennuyant, tirent à vue et tuent des personnes sans motif. Le projecteur installé sur le toit de la partie supérieure était toujours en mouvement, éclairant la clôture et le camp.
Le destin de chacun des prisonniers se nouait dans les locaux du plus haut mirador, le mirador principal n° 4, construit au dessus des portes du camp. Les portes étaient elles-mêmes fermée par une grille d'acier. Du côté extérieur on pouvait lire l'inscription : « Juste ou injuste, c'est ma Patrie ». Du coté intérieur était inscrit : « À chacun son dû ». Dans la guérite se tenait toujours un chef de Block, lequel notait chaque prisonnier qui passait les portes du camp au cours de la journée. Chaque jour, matin et soir, par ces portes, entraient et sortaient de longues colonnes de travailleurs, des milliers d’esclaves en rang par cinq. Sur ordre leur Kapo (« chef »), chacun retirait son couvre-chef. Le Kapo courait devant et rendait compte du nombre de prisonniers de son équipe.
À droite des portes se trouvait une prison de vingt cellules individuelles dans laquelle les SS pratiquaient leurs interrogatoires et tortures sadiques. Peu nombreux étaient ceux qui en revenaient vivants... À gauche se situait la chancellerie SS, l’administration et la station radio grâce à laquelle les ordres étaient communiqués à l’ensemble du camp. Devant les portes s’étendait la place d’Appel et son immense surface. Plus de 20 000 hommes pouvaient s'y ranger. D’après le plan originel, elle aurait du être deux fois plus grande, mais on ne parvint à en construire que la moitié avant la guerre.
En 1940, sur la partie qui n'avait pas été construite, on installa le crématoire et la morgue ; en 1942, des ateliers de bois pour la fabrication d'équipements militaires. La construction du « magasin pour les prisonniers » fut délibérément longue et lente. Et lorsqu'il fut terminé, l'Allemagne connaissait un tel chaos qu'on ne pouvait rien y acheter. Sur chaque feuille de papier, sur les cartes postales que tous pouvaient envoyer, à l'exception des prisonniers politiques soviétiques, il était inscrit : « Au camp, on peut tout acheter ». Mais ce « tout » était en tout et pour tout une grande affiche dans le magasin sur laquelle en huit langues était écrit « épuisé ».
En bas de la place d’Appel étaient disposés les Blocks des prisonniers numérotés de 1 à 50. Seuls 43 Blocks étaient habitables. Jusqu’à la fin de la guerre s’y entassèrent 25 000 hommes. Dans la partie est du camp, on trouvait les ateliers, les baraques d’outillage, les dépôts, la cuisine avec une cave pour les pommes de terre, la laverie, les serres, l’équipement auxiliaire, les ordures. De l’autre coté, se trouvait la baraque de l’« hôpital » (le Revier) et la porcherie. Les SS apportaient à la construction et à l’entretien de la porcherie une attention bien plus soutenue qu’à la construction des baraques pour les prisonniers. Les cochons étaient grassement nourris, dans le but d’enrichir le menu des officiers SS. La porcherie était un solide bâtiment de pierre avec stalles pour les porcs, les verrats et les truies reproductrices. Tout était conçu selon les derniers modèles d’élevage. En outre, les déchets de nourriture augmentaient souvent artificiellement, afin de favoriser l’augmentation du cheptel. Avant la libération des prisonniers en 1945, la porcherie comptait 800 porcins. Chaque animal faisait l’objet d’un suivi très précis : ici on n’admettait pas la mort pour cause indéterminée comme chez les prisonniers, on les protégeait de tous les germes pouvant engendrer des épidémies qui contaminaient les Blocks de prisonniers. Les porcs engraissaient et se reproduisaient, alors qu’à coté des ordures avait été construit pour la majorité des prisonniers un « petit camp », dans lequel les Blocks étaient à ce point bondés qu’on y mourait par milliers d’étouffement, de parasites, de maladies et de conditions anti-sanitaires. Il est arrivé que dans les douze Blocks du petit camp se concentrent jusqu’à 1 500 hommes, bien plus que tout un régiment.
Les habitants du camp de toile qui faisait partie du petit camp vivaient des conditions bien plus difficiles parfois. Dans les deux grandes tentes s’entassaient jusqu’à 6 000 hommes. On couchait pêle-mêle, à même le sol, avec une simple couverture. Il y avait dans le camp des matériaux de construction. Le « Lagerältester » du camp (doyen, sorte de représentant) demanda à l’administration de la grande entreprise militaire forestière de Buchenwald des planches pour quelques temps, afin que les prisonniers ne dorment plus sur le sol. Les dépôts de cette entreprise conservaient du bois valant des millions de marks, mais elle ne donna rien. Il semble que Dieu lui-même ait décidé de punir sa direction. Quelques jours plus tard, en effet, après une attaque aérienne, toute la réserve de bois de ces dépôts brûla en quelques heures.
Les locaux des SS et les ateliers de production d’armement occupaient une surface deux fois plus grande que celle réservée aux prisonniers. À l’est des Blocks se trouvaient les usines allemandes d’armement, portant le sigle DAW (Deutsche Ausrüstungswerke), où travaillaient 2 000 prisonniers.
Des portes du camp jusqu’au carrefour des routes s’étendait la « Caratchoweg », route sur les bords de laquelle étaient disposés les bâtiments les plus importants de l’état-major de la Kommandantur SS. La route reçut ce juste nom en raison du rythme effréné avec lequel elle avait été construite. L’insulte « Caratcho ! » était déjà entrée dans le langage des Kapos dans les camps de concentration espagnols et était interprétée par les prisonniers comme l’ordre : « Accélérez le rythme ». Les bâtiments de la Kommandantur avaient été construits durant la première année de construction du camp, au prix des souffrances, de la sueur et du sang de prisonniers épuisés qui constamment entendaient les SS crier : « Caratcho ! ».
Rapidement furent aussi construites les casernes pour les troupes de la grande unité « Thuringe » qui faisait partie de la division SS « Tête de mort », ainsi que la cantine, les cuisines, les magasins, la salle de réunion, les garages etc. Tout était réalisé avec un grand soin pour les officiers, et bien plus encore pour le commandant, cela va de soi.
Le premier commandant de Buchenwald fut le Standartenführer SS Karl Koch. Il se comportait en véritable bourreau. Les dirigeants SS le destituèrent de ses fonctions en 1942, et le 3 avril 1945 il fut condamné par les SS pour complicité dans des actions criminelles. Son épouse, Ilsa Koch, fut quant à elle accusée de meurtres, ainsi que d’autres crimes. Durant l'hiver 1937, pour son caprice, les prisonniers durent construire une écurie pour les chevaux, un manège pour l’entraînement et les promenades à cheval. De nombreux prisonniers eurent les mains et les pieds gelés ou bien moururent sous la carcasse du toit qui s’effondra en raison du gel, car elle avait été construite peu solidement.
Le second commandant du camp de Buchenwald fut le Standartenführer (plus tard Oberführer) SS Hermann Pister, qui fut en 1947 condamné à mort par le tribunal de guerre américain. Mais il mourut dans la prison de Landsberg avant que la sentence ne soit exécutée sa sentence.
Pour le divertissement et le loisir de la nouvelle « noblesse » nazie, sur ordre du Reichsführer SS Heinrich Himmler, une fauconnerie fut construite à Buchenwald. Dans de belles maisons faites de rondins vivaient en cage des faucons, des aigles et des éperviers, parfois utilisés pour la chasse. Ces maisons faites de bois de chêne soigneusement choisis étaient décorées en style gothique, avec cheminée et meubles anciens. Pour les construire, de nombreux prisonniers moururent. Dans la fauconnerie travaillaient constamment de six à dix hommes. Lors du nettoyage des cages et de la distribution de nourriture, les oiseaux blessaient très souvent les prisonniers avec leurs griffes et leurs becs. Cela se terminait en général par une septicémie.
En 1944, alors qu’on mourrait de faim à Buchenwald, les animaux et les oiseaux de la fauconnerie étaient pour leur part bien nourris. Les oiseaux, les ours, les singes recevaient chaque jour de la viande prise sur les rations des prisonniers. Les ours avaient en outre droit à du miel, de la marmelade, et les singes à de la purée de pommes de terre, du lait, des flocons d’avoine, des gâteaux secs, du pain blanc. Les prisonniers ne recevaient qu’un sixième de ration par jour et de la betterave cuite pour le déjeuner. C’est ainsi que les « vrais Aryens » comprenaient la vieille locution latine « Suum quique », c’est-à-dire « À chacun son dû ».
CHAPITRE VI
De la paille derrière la ligne blanche
À Buchenwald, Dmitri reçut le numéro 12 618. D’habitude, les nouveaux arrivés étaient placés pendant dix jours en quarantaine. Grâce à l’organisation de résistance clandestine du camp de concentration, tous les membres de ce convoi furent placés en quarantaine durant trente jours. Les résistants profitaient du fait qu’à cette période le nombre de convois était très important. Mais les déportés de Wewelsburg ne se doutaient pas le moins du monde de l’existence de ces bienfaiteurs clandestins.
Dmitri fut assigné au Block n° 41 occupé par des prisonniers soviétiques appartenant à différentes équipes. L’officier SS chargé de veiller à l’ordre dans le Block (le Blockführer) ordonna à Dmitri de travailler dans l’équipe de la mine chargée de la construction de l’usine Gustloff Werke.
Les prisonniers, à l’aide de pics, de pelles, de brouettes et de brancards, devaient creuser des tranchées pour les fondations des chaînes d’assemblage. Deux ans plus tard, treize chaînes étaient construites. Y travailleront entre 5 000 et 6 000 détenus, répartis en deux équipes. Les chaînes produiront des affûts de canons, des fusils, des carabines, des pistolets, des pièces des fusées V, dont la production sortira des mains des prisonniers de Buchenwald et de ses filiales. Le 24 août 1944, l’usine Gustloff Werke sera la principale cible du bombardement allié.
Un jour de juin, le brigadier chef d’équipe conduisit Dmitri et quatre autres prisonniers aux villas SS afin d’y fendre du bois. Du fait de la grosse chaleur, les hommes retirèrent leurs vestes rayées, afin de ne pas avoir trop chaud. Les prisonniers ne savaient pas que, selon le règlement du camp, cela était strictement interdit. Le SS Schmidt, connu pour sa particulière cruauté, remarqua ce manquement aux règles du camp. Il releva les numéros des cinq détenus. Cela signifiait que le soir même, lors de l’appel, on les rouerait à coups de bâtons ou de fouets au pilori. Dmitri avait déjà plusieurs fois vu quinze à vingt détenus punis se faire attacher à ces engins de telle façon qu’ils ne puisse bouger que la tête. Ensuite, le fouet, souvent jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Mais cette fois, on ne sait pourquoi, ils ne furent pas punis. Il est possible que, d’une façon ou d’une autre, les résistants soient intervenus en leur faveur. Le lendemain, Schmidt se mit à la recherche des cinq détenus et examina leurs corps. Il fut contrarié de n’apercevoir aucune trace de coups et décida de régler la chose à sa façon. Quelques jours plus tard, il lâcha son gros berger allemand sur Dmitri. Le jeune homme n’eut la vie sauve que parce que le chien était muselé. Mais il ne parvint pas à éviter ses énormes pattes. Tout spécialement dressé pour attaquer les hommes en tenue rayée (comme tous les chiens du camp de concentration), le chien le griffa profondément à la tête et au dos. Dmitri perdit connaissance et resta ainsi jusqu’à la fin du travail. Ses camarades le transportèrent au camp, changèrent ses vêtements que le chien avait déchirés, recousirent son numéro. Il revint à lui, mais son état de santé était très inquiétant. Le matin, avant l’appel, le chef de Block, un détenu allemand portant un triangle noir sur la poitrine, signifiant « élément asocial », envoya Dmitri dans une autre équipe. Dmitri était désormais loin du regard de Schmidt. Ce chef de Block était vraisemblablement lié aux clandestins ou bien montra tout simplement fit montre d’humanité.
Dmitri faisait à présent partie d’une équipe où travaillaient sept hommes. Ils avaient pour tâche de nettoyer durant toute la journée de travail la place d’Appel. Elle devait rester propre quelles que soient les conditions. Après l’appel et le départ des détenus pour le travail, la place était toujours maculée, bien moins par la saleté habituelle, que par les taches de sang des détenus punis. Les SS et leurs acolytes, les détenus de droit commun allemands, savaient se moquer de leurs esclaves. L’équipe était aidée en ce travail par les détenus de l’équipe Incendie qui lavaient les taches à grand jet.
En balayant ces flaques rouges de sang et d’eau, Dmitri comparait involontairement la place d’Appel à l’arène du Colisée à Rome. On aurait dit qu’ici tout récemment des gladiateurs s’étaient affrontés jusqu’à la mort. La place d’Appel était si grande que les sept hommes de l’équipe devaient travailler pendant les huit heures de leur relève sans se reposer.
Un jour, avant le déjeuner, des véhicules apportèrent de la paille pour les matelas. De la paille tombait constamment des véhicules. Les prisonniers de l’équipe du camp devaient la ramasser à la main près des portes. Devant celles-ci était tracée une ligne blanche considérée comme la limite du camp. Si un prisonnier la franchissait, il était tué ou bien arrêté pour tentative d’évasion. Il y avait de la paille sur et derrière la ligne. Les prisonniers avaient pour ordre de ramasser la paille derrière la ligne. Dmitri osa faire remarquer aux gardes SS qu’il n’avait pas le droit de dépasser la ligne blanche. Pour réponse, ceux-ci commencèrent à le battre. Il perdit connaissance. Le brigadier Adolf fit conduire le blessé au Revier. Plus tard, Dmitri apprit qu’Adolf était un communiste allemand. Celui-ci déconseillait de parler à l’infirmerie des coups donnés par les gardes, mieux valait dire que l’on avait été blessé par un wagonnet de pierres qui s’était retourné.
Aller au Revier faisait peur, mais il n’y avait pas d’autre issue. Par bonheur, Dmitri fut agréablement surpris : le Tchèque Franek, qu’il connaissait depuis Wewelsburg, y travaillait. Il examina ses blessures et surtout le coté droit de sa tête, fortement contusionné. Franek remplit une feuille d’hospitalisation pour cinq jours avec numéro de détenu et date de délivrance. Cinq jours plus tard, Franek donna une nouvelle feuille avec signature du médecin-chef. Il parvint ainsi à faire hospitaliser Dmitri pendant plusieurs jours et remit le jeune homme sur pied. Après le travail, durant son temps libre, Dmitri allait faire refaire ses bandages au Block de Franek plutôt qu’à l’infirmerie : cela était moins dangereux.
Dmitri comprenait que Franek prenait à chaque fois des risques en se procurant pour lui de nouvelles feuilles d’hospitalisation auprès du médecin-chef. Cependant, il ne jugea pas bon de lui poser en parler : il n’était pas de mise de poser trop de questions au camp de concentration ; toute recherche d’information pouvait être suspectée, par les « siens » ou par les « autres », de préparer une évasion. Si elle était démasquée, cette information pouvait gêner les deux parties. On ne demandait même pas les prénoms, les noms ou l’origine à ses voisins de Block : on ne faisait confiance à personne et on avait peur d’être espionné. Les soins furent prolongés pendant plus d’un mois, jusqu’à ce que l’on envoie Dmitri dans un des premiers convois pour la nouvelle filiale de Buchenwald : Dora.
La veille du départ, Franek proposa à Dmitri d’échanger son numéro contre l’un de ceux pris aux détenus décédés, afin de rester à Buchenwald. Mais il refusa, ne se représentant pas de vivre sous un autre numéro. De son plein gré, il accepta son départ pour Dora, allant à la rencontre de son propre destin. La route de ce destin n’était pas l’une des plus faciles, mais avec ses épreuves et ses tourments, elle lui offrit la possibilité de l’affronter et forgea la volonté et le caractère du détenu numéro 12 618.
Deuxième partie
Le tunnel sous la colline du Kohnstein
PREMIER CHAPITRE
Dans une zone sous haute surveillance SS
À partir de 1942, les camps de concentration allemands pour opposants politiques au régime nazi se transformèrent en camps de travail au profit de l’industrie militaire. Pour chaque détenu mis à disposition des propriétaires des usines, l’administration recevait chaque jour une indemnité, les camps commençaient à se rentabiliser. Durant la guerre, ce sont surtout les actionnaires qui utilisaient cette main d’œuvre bon marché et qui entretenaient d’étroites relations avec la haute hiérarchie militaire qui se sont enrichis. Outre dans les usines militaires installées directement dans les camps de concentration, les détenus travaillaient aussi dans les entreprises qui existaient déjà auparavant. À la fin du mois d’octobre 1944, il y avait plus de 66 équipes extérieures (Kommandos) rattachées au camp principal de Buchenwald regroupant plus de 65 000 prisonniers. La plus importante de ces équipes et aussi la plus terrible devint très vite Dora, les détenus en parlaient eux mêmes avec horreur.
Le chef de la Police de sécurité, le Sicherheitsdienst (SD)[12]Heinrich Müller,transmettait à ses subordonnés des ordres secrets : avant la fin de l’année 1943 envoyer dans les camps de concentration au minimum 35 000 détenus capables de travailler. « Chaque paire de mains susceptible de travailler a son importance ! » – soulignait Müller dans sa circulaire du 17 décembre 1942. La police arrêtait des personnes en bonne santé, faisait d’eux sans aucune raison des prisonniers, afin que l’élite fasse d’énormes bénéfices grâce au travail de ses esclaves. Certaines branches de l’industrie souffrant des attaques aériennes, la question de leur transfert sous terre se posa. Pour cela, on aménagea des grottes naturelles, des mines de charbon et de sel. Les nouveaux sites étaient creusés à coup d’explosifs dans le ventre des montagnes.
La production des fusées V était placée sous un contrôle particulier des SS. Craignant tout espionnage, voulant protéger le caractère secret de cette production, les SS utilisèrent des détenus pour ce travail. Le commandement ordonna que ces détenus « porteurs du secret », ne soient pas transférés dans d’autres Kommandos et qu’en aucun cas ils ne soient libérés. Les fascistes essayaient à tout prix d’accélérer la production des fusées V, espérant que cette arme leur apporterait la victoire dans la guerre. Cela explique le rythme infernal de construction dans l’usine souterraine, fût-ce au prix de pertes importantes chez les esclaves. Ces Kommandos extérieurs étaient maudits par les prisonniers.
Le 27 août 1943, le premier convoi de détenus de Buchenwald arriva à Dora. Le camp n’existait pas encore. Il devait être construit au pied de la colline du Kohnstein, à proximité de la ville de Nordhausen. Pour cette raison, une partie des prisonniers tout juste arrivés resta à la surface de la terre, les autres, dont Dmitri Savtchenko, furent conduits dans le Tunnel, au cœur de la colline. Ils ne devaient plus revoir avant longtemps la lumière du soleil (seule une douzaine d’entre eux survécurent).
Les détenus avaient compris – déjà à Buchenwald – que Dora, dont on entendait si peu parler, recelaient un secret particulier. Lorsqu’on leur communiqua qu’ils y seraient envoyés, personne n’en connaissait rien de précis. Même un détenu de la catégorie SV[13](prisonnier à vie) qui avait effectué de nombreux séjours dans différentes prisons, ne pouvaient rien en dire.
Les prisonniers de Dora étaient comptabilisés à Buchenwald. C’est à Buchenwald qu’arrivaient les lettres et les colis des prisonniers, sauf pour les prisonniers soviétiques qui portaient à la poitrine un triangle rouge avec la lettre R (« Russischen », tels que les appelaient les fascistes). Ces derniers n’avaient droit à rien. La correspondance partait ensuite pour Dora. Ceux qui mourraient à Dora, dans les explosions ou bien de faim, étaient transférés à Buchenwald pour crémation. L’équipe de Dora fut considérée comme une filiale de Buchenwald jusqu’au 1er novembre 1944, après quoi elle devint un camp de concentration indépendant portant le nom de « Mittelbau ». Elle comptait alors 31 000 prisonniers.
Tout au bout du Tunnel se trouvait l’usine militaire secrète Dora-A, où des civils allemands sous commandement du constructeur général Wernher von Braun construisaient les fusées V-2. Aucun détenu n’y était admis, à l’exception des électriciens qualifiés. Les autres prisonniers travaillaient dans les 44 galeries, construisaient et élargissaient les secteurs du Tunnel existants, montaient la structure métallique. Au centre du Tunnel, en son cœur, se déplaçait un train à moteur diesel. Les détenus chargeaient ses plates-formes et wagons d’énormes fûts emplis de minerai de haute qualité. Avant la production des V-2, cet endroit servait de dépôt de minerai. Celui-ci était transporté dans le bassin de la Ruhr pour y être transformé.
Les travaux de chargement entraînèrent la mort de nombreux prisonniers. On n’avait recours à aucun mécanisme bien que les fûts fussent empilés sur plusieurs étages. Les détenus, à bout de force, devaient les charger à la main, sous la surveillance vigilante des Kapos, des Vorarbeiter (adjoints des Kapos) et des SS. Beaucoup, sous la charge, s’estropiaient, se mutilaient ou s’évanouissaient. Malheur à celui qui se faisait une fracture. On le laissait sans nourriture. Les mutilés étaient condamnés à mourir de faim entre ces mêmes terribles fûts de minerai. Les équipes de « croque-morts » parvenait à peine à repérer les corps des morts à l’odeur et à les envoyer au crématoire de Buchenwald. Dans la galerie n° 36, telle une masse grise, les corps gisaient en tas, attendant le dernier convoi.
Le Tunnel ressemblait à un énorme dragon qu’on ne pouvait rassasier, bien que, chaque semaine, il avalât de nouveaux lots de condamnés à mort apportés régulièrement par les convois. Dmitri y tomba dans les tout premiers et éprouva toute l’horreur de cet enfer. Des conditions de vie inhumaines, une absence d’hygiène élémentaire : il était interdit de se laver et de boire au seul robinet que gardaient les SS, car les eaux ne pouvaient pas s’infiltrer dans le sol. Les hommes travaillaient douze heures par jour, deux équipes se relayaient jour et nuit. Étaient nourris ceux qui avaient terminé leur journée de travail et seulement s’ils n’avaient pas été estropiés.
Après la relève, les détenus recevaient un litre de brouet, une miche de pain pour trois une cuiller de fromage. Après avoir mangé, et bu une tasse de café, les prisonniers s’endormaient instantanément sur le lieu de travail d’un sommeil de plomb. Il leur fallait dormir à même la pierre, enveloppés dans leur manteau et une petite couverture. Ầ Dora, les jours de repos n’existaient pas. Même l’appel auquel on procédait habituellement dans tous les camps n’existait pas. Le comptage des détenus s’effectuait en recensant le nombre des arrivants et le nombre des morts. Les détenus restés en vie ressemblaient à des squelettes ambulants.
CHAPITRE II
Le Kapo Willy
Au camp de Dora arrivait aussi Léonid de Rostov-sur-le-Don, camarade de Dmitri depuis Wewelsburg. Ensemble, ils supportaient mieux les épreuves. Sur le nouvel emplacement, personne ne vit de camp. Avec les autres détenus, Dmitri entra directement dans le Tunnel. Le matin suivant, pour diriger les nouvelles équipes, des Kapos et des Vorarbeiter furent choisis parmi les détenus allemands condamnés à la prison à vie (SV) et les prisonniers allemands en détention préventive (BV[14]). Dans ce premier convoi, il n’y avait pas de prisonniers politiques allemands ou autrichiens, mais il y avait des détenus de droit commun de ces origines.
Dmitri faisait partie de l’équipe de construction commandée par le Kapo Wilhelm, un homme de grande taille, âgé de plus de soixante ans. Par sa prestance, ses cheveux blonds, son silence, il se distinguait des autres Kapos. Plus tard, les détenus se mirent à l’appeler tout simplement Willy. Les détenus lui portaient un grand respect, car ils avaient remarqué qu’il agissait avec jugement, sagesse et équité.
Le premier jour de travail, Willy conduisit son équipe tout au fond du Tunnel, où régnait un silence de mort. Très éloignées les unes des autres, les lampes électriques scintillaient dans l’obscurité. Traversant la première galerie, ils empruntèrent celle où passait la voie ferrée. Le Kapo les conduisit le long de rails. L’odeur des explosifs était encore présente et un nuage blanc masquait la vue. La veille, des civils allemands habitant Nordhausen avaient procédé aux explosions : ce genre de travail était catégoriquement interdit aux détenus.
Il fallait maintenant nettoyer cet endroit de tous les éclats de roche en chargeant les pierres à la main sur les plates-formes du train. Le poids de chacune d’elles ne devait pas dépasser cinq kilos. Les pièces les plus grosses étaient cassées à coups de masse. Une fois les pierres ramassées, les détenus devaient niveler le sol du Tunnel à l’aide de pioches et de marteaux, puis égaliser les murs jusqu’à la hauteur d’un bras levé. Tous les débris, les gravats, la poussière étaient portés dans les bonnets jusqu’aux plates-formes. Ceux-ci servaient aussi à balayer le sol.
Après leur journée de travail, de 6 heures du matin jusqu’à 6 heures du soir, les prisonniers recevaient leur nourriture. Une autre équipe, qui travaillait de 6 heures du soir jusqu’à 6 heures du matin, prenait la relève. Les SS veillaient à ce que les prisonniers qui arrivaient ne puissent passer dans l’équipe ayant terminé le travail. Le Kapo faisait mettre son équipe en rangs devant l’officier SS et rendait compte du nombre de détenus ayant travaillé pendant les douze heures. Après cela, l’officier lui donnait un reçu écrit pour recevoir, aux cuisines installées près de l’entrée du Tunnel, la quantité de nourriture correspondant au nombre de prisonniers.
L’équipe de Willy comptait vingt-trois détenus. Au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le Tunnel, d’autres venaient les rejoindre. Parmi eux, les plus nombreux étaient les Français, quelques Tchèques et Polonais, et aussi des « Russischen », prisonniers soviétiques. Ces derniers étaient considérés de façon différente. Dmitri ressentait la bienveillance des Tchèques et des Français. Les Polonais avaient des comportements très divers : certains se montraient chaleureux, mais la majorité se conduisait de façon isolée, voire même très hostile pour quelques-uns. Ils estimaient que l’URSS au tout début de la Seconde Guerre mondiale n’avait pas laissé la Pologne battre l’armée allemande[15].
Personne ne parvenait à les convaincre que cela aurait été impossible. Quoi qu’il en soit, on n’en avait pas le temps. Le travail de forçat et la faim torturaient à ce point les hommes que chacun ne pensait qu’à terminer sa journée, manger quelque chose et dormir un peu. La fatigue et la faiblesse se faisaient grandissantes, s’accumulaient et devenaient chroniques. Pour leur part, les SS et leurs hommes de main s’amusaient de leurs esclaves sans éprouver la moindre fatigue. Au mois de mai 1944, l’équipe comptait 200 hommes. Nombreux étaient les déportés des convois précédents à avoir été « libérés » par la cheminée du crématorium de Buchenwald. Les SS utilisaient l’expression « transformer les déchets » ; c’est avec cette formule ironique que les Allemands parlaient du destin de leurs malheureuses victimes.
Malgré tout, dans cet enfer, le soutien et l’entraide permettaient de sauver les hommes. Et même dans ces conditions, les résistants au régime fasciste continuaient de se battre. Le camp était dirigé par l’Allemand Albert Kuntz. Certains Allemands se montraient humains. Par exemple, le sage Kapo Willy proposa une mesure humaine qui fut acceptée par les fascistes. Il introduisit une nouvelle fonction : le détenu qui ne pouvait travailler en raison de sa fatigue ou bien d’une blessure pouvait monter la garde près des affaires de ses camarades d’équipe de travail.
Jusqu’alors, les prisonniers étaient obligés de porter en permanence les affaires qu’ils avaient reçues à Buchenwald : des imperméables, des couvertures, des gamelles, des cuillers – sans ce fichu barda, ils auraient eu maille à partir. Maintenant, ils pouvaient laisser tout cela en tas et le détenu le plus faible montait la garde, c’est-à-dire travaillait. C’est pourquoi les Allemands approuvèrent cette nouvelle mesure, mais à une condition : un même détenu ne pouvait pas monter la garde plus de trois relèves de suite. S’il ne mourait pas, il devait reprendre le travail au sein de l’équipe. Très souvent, après la relève, les prisonniers retrouvaient leur sentinelle morte près des affaires qu’elle gardait. Ce repos de trois jours n’en sauva pas moins la vie à bon nombre. L’humanité du Kapo Willy préserva de nombreux détenus de la mort, et pas uniquement dans son équipe, car cette nouvelle règle avait été étendue aux autres équipes de Dora.
CHAPITRE III
« Ces porteurs du secret » du Reich au destin d’esclaves
Le Tunnel était un lieu d’aménagement permanent : on y installait des constructions métalliques, des grues, on y creusait des galeries, on posait une voie ferrée dans l’une des deux branches parallèles du Tunnel. Ce sont ces deux branches qui unissaient les galeries.
De nombreuses équipes différentes y travaillaient. Chacun était occupé à sa tâche, comme les abeilles dans une ruche. Selon une rumeur, les gardes avaient un seul souci : gagner une ration de nourriture fraîche et jusqu’à cinq jours de permission supplémentaires, les SS offrant l’un et l’autre pour chaque détenu tué. Les prisonniers étaient victimes d’humiliations physiques et subissaient une pression psychologique constante, car les « Aryens » les considéraient comme des « sous-hommes ».
Un mois et demi après l’arrivée à Dora des premiers convois, tous les détenus furent réunis dans un même lieu du Tunnel. Dmitri et ses compagnons comprirent que les fascistes allaient les effrayer par un spectacle terrible. En effet, devant les équipes rangées près de la voie ferrée, une plate-forme avançait lentement avec un détenu vivant, le ventre transpercé par une barre de fer. Dmitri le vit, couché sur le côté gauche, sur la plate-forme passant devant les yeux effrayés de tous les détenus du Tunnel.
Puis, Otto Förschner, le commandant de Dora, prit la parole devant eux :
– Vous êtes tous coupables d’avoir permis à ce prisonnier de s’évader. C’est pourquoi aucun d’entre vous ne sortira vivant du Tunnel ! menaça Förschner. Ce fugitif va être pendu devant vos yeux !
La pendaison ne put avoir lieu, le malheureux mourut avant. Les détenus étaient à présent en quelque sorte les otages légaux des Allemands, et plus précisément les condamnés à mort du Tunnel. Il était sans cela déjà très clair dès le début que les nazis n’avaient pas l’intention de laisser sortir quiconque vivant de Dora : tel était l’ordre des autorités supérieures pour les « porteurs du secret » du Reich. Ce spectacle avait été organisé dans le but de justifier l’illégalité des actions nazies et aussi pour casser le moral des détenus, leur faire peur et s’offrir une bonne dose d’énergie psychique. Les prisonniers avaient compris qu’il n’y avait eu aucune tentative de fuite et qu’il ne s’agissait que d’une provocation de plus.
De nouveaux contingents de prisonniers arrivaient, devenant immédiatement les otages du Tunnel. Les hommes étaient malades, se blessaient, avaient faim. On les privait de lumière naturelle et d’air pur, et surtout les serviteurs de l’ordre démoniaque SS essayaient de leur retirer l’espoir d’être libérés un jour des griffes mortelles du Tunnel. À la veille de l’année 1944 arrivèrent en masse des ex-soldats et officiers italiens considérés comme déserteurs aux yeux des fascistes. Selon l’accord passé entre le Duce Benito Mussolini et le Führer Adolf Hitler, l’armée italienne devait, pendant deux ans, combattre avec les troupes allemandes sur le front de l’Est. Ầ cette époque, Adolf Schikelgruberg envisageait de fêter sa victoire sur l’Union soviétique. Mais, après deux années de guerre, on ne voyait pas la fin du « Blitzkrieg », cette soi-disant guerre éclair. Se souvenant que cet accord portait sur deux ans, des formations armées italiennes entières se retirèrent de façon organisée du front pour rentrer massivement à la maison. Leur flux augmenta surtout après la défaite sans précédent enregistrée par des troupes allemandes près de Stalingrad. Sur la route du retour, les Allemands arrêtèrent les Italiens, considérant qu’ils étaient en droit de les traiter comme des déserteurs. Des bataillons entiers d’Italiens furent directement envoyés à Dora, sans prendre le temps de les placer en quarantaine à Buchenwald. On ne leur retira pas tout de suite leurs tenues militaires pour les remplacer par des tenues rayées de prisonniers. Les Italiens furent numérotés séparément, et on en compta plus de 5 000. Les SS s’acharnaient sur eux et, souvent, les tuaient tout simplement. Les Italiens portaient les fûts de minerai, ce qui signifiait pour la plupart d’entre eux mourir de faim et de leurs blessures... En mars 1944 le commandement du camp de concentration, redoutant les maladies et les épidémies qui menaçaient fortement Dora, pensa enfin à organiser le passage des détenus devant une commission médicale. Aucun Italien n’était plus alors vivant dans le Tunnel. Tel avait été le sinistre résultat de la cruauté nazie.
Dans le camp au pied du Kohnstein, derrière les barbelés, dans deux baraques séparées, se trouvait une équipe de sculpteurs italiens. Les descendants des maîtres italiens travaillaient à sculpter deux fontaines de pierre. Dès qu’il eurent terminés leur travail, on démonta leurs baraques et tout le camp put admirer les œuvres qu’ils avaient réalisées de leurs mains. La première sculpture était une coupe de cinq mètres de diamètre dans laquelle, au milieu de l’eau, s’élevaient trois baleines gigantesques. Leurs têtes regardaient hors de la coupe, dans trois directions différentes, et leurs queues qui se dressaient soutenaient un anneau de pierre d’un mètre et demi. Cet anneau servait de piédestal à la sculpture d’une femme aux ailes d’ange. Le corps de la femme était penché vers la droite, son aile droite était plus basse que l’aile gauche. Elle était pleine de tristesse et pleurait sans larmes. Il semblait que cette femme-ange avait été crucifiée. Dans la seconde composition, les détenus avaient incarné leur malheur et leur souhait de liberté de façon tout aussi artistique. Il s’agissait d’une coupe blanche d’un diamètre plus petit que la première sculpture d’où s’élevait un soleil exécuté en pierre rouge. Du soleil, l’eau coulait en gouttelettes dans la coupe. Les sculpteurs appelèrent cette sculpture « Les Larmes du soleil ». Leurs deux œuvres stupéfiaient ceux qui les regardaient, ce que pouvaient exécuter les mains de l’homme suscitant à la fois des sentiments de tristesse et de fascination.
Même sous cette oppression démoniaque, rien ne pouvait effacer dans la conscience des détenus cette inclination de l’âme à la liberté et à la création : tout ce qui de l’homme est fait pour les hommes, le soulevant et le rapprochant du Créateur, le créant à Son image, c’est-à-dire être capable de créer et ayant besoin de créer. Ainsi, à Buchenwald, les prisonniers essayaient d’organiser des concerts, des expositions, des fêtes clandestines, des spectacles pour soutenir le moral de leurs camarades et se sentir encore des hommes. Les poèmes, les chants, les dessins créés dans les camps de concentration sont connus dans le monde entier. Parmi eux Le Chant des détenus de Buchenwald, écrit par deux Autrichiens, le librettiste d’opérette Legar Leper et chanteur viennois Leopoldi :
« Ô Buchenwald, je ne t’oublierai pas
tu es devenu mon destin
Je n’en aimerai que plus la liberté
lorsque je te quitterai
Ô, Buchenwald, nous faisons face au temps mauvais
Et ne craignons le sort
Nous aimons la vie et croyons au bonheur
Et le jour de la victoire est proche ! »
CHAPITRE IV
Enfin le soleil !
Pourtant, Dmitri et quelques uns de ses camarades purent, du fond de la terre, du royaume d'Aïda, sortir au soleil de l'année 1944. Avant sa sortie, il passa, dans le Tunnel, devant la commission médicale : on mesura sa taille, son poids, on lui fit passer des radiographies. On regarda avec soin l’état de ses os. Il put exécuter les consignes du médecin : « Assieds-toi ! », « Lève-toi ! ». Il entendit un médecin indiquer son poids à un autre qui nota : « achtunddreizig ». Dans sa dix-neuvième année, il ne pesait donc plus que 38 (!) kilos , la moitié de son poids normal.
Dmitri fut recensé parmi les bien-portants, avec d'autres ayant passé au travers des griffes de la commission médicale, et il fut conduit au camp construit à l’extérieur, au pied de la colline. Les rayons du soleil éclairaient ces loqueteux qui avaient subi la torture de l'obscurité, qui étaient sales, avec des barbes hirsutes, des ongles et des cheveux longs. Pour la première fois en huit mois, ils purent se laver. Ils prirent un bain et on leur coupa les cheveux. Ils reçurent de nouveaux vêtements à la place de leurs loques. Ils changèrent aussi leurs sabots « hollandais » et on leur donna de nouveaux couverts.
Ceux qui avaient été recensés comme bien-portants pouvaient considérer cela comme une nouvelle naissance. La Fortune réservait un tout autre destin aux malades et aux estropiés. Ils furent conduits dans des baraques vides et laissés sans nourriture. On ne sait combien moururent de cette mort atroce. Les Allemands dénombrèrent 200 prisonniers manquants parmi les otages du Tunnel qui étaient remontés à la surface de la terre. Personne n'avaient pu encore s'enfuir du Tunnel. Le fait était que les cadavres de nombreux prisonniers avaient été secrètement emmurés dans le Tunnel lors de sa construction. Les fascistes avaient compris à quel point le camp risquait de connaître l'explosion d'une épidémie. Le commandement du camp, effrayé, instaura dès lors des journées de travail de huit heures au lieu de douze. Les détenus commencèrent à vivre dans les baraques à l’extérieur du Tunnel et les équipes ne descendaient dans celui-ci que pendant les horaires de travail. Les détenus pouvaient enfin se laver et se reposer le dimanche !
À cette époque, Dora passait de l'étape du chantier à celle de la construction en série des fusées. Adolf Hitler fit croire au peuple allemand qu'à l'aide cette nouvelle arme, le IIIe Reich obtiendrait la victoire finale. Il plaça le destin de la victoire dans les mains d'un groupe de savants, des partisans fanatiques du parti nazi sous la direction du professeur Wernher von Braun. Les sorciers noirs de la science travaillaient à leur œuvre mortelle tout au bout de l'obscur Tunnel, dans l’usine de Dora-A. Des milliers de vies prises aux prisonniers avaient permis, dans un délai extrêmement court, de réaliser la construction de deux tunnels parallèles ayant chacun deux issues, et d’aménager 44 énormes chaînes de montage sur une surface de plusieurs kilomètres carrés.
En janvier 1944, dans la partie ouest du Tunnel, dite « Dora-B », fut achevé le montage des installations dont les dimensions correspondaient au diamètre et à la longueur des fusées V-2. À l'aide de postes à soudure électriques, on procéda à l’assemblage du corps des fusées. Le résultat dépassa toute attente. Les fascistes, avec Albin Sawatski, le directeur de Dora (constructeur des chars Tigre) étaient aux nues, enivrés par l'incroyable rapidité avec laquelle le chantier avait été réalisé et par les possibilités fantastiques qu'offrait la nouvelle arme.
Le commandement allemand était impressionné par le rythme de construction de Dora et par le fait que son site offrait toute sécurité : Dora ne se trouvait pas simplement sous terre, mais recouvert d'une colline. Toutefois, le secret ne fut pas longtemps gardé. La vérité finit toujours par percer : au milieu de l'été 1944 arriva un convoi en provenance de Buchenwald. Les nouveaux arrivants déclarèrent que là-bas on connaissait déjà l'emplacement exact de Dora. Voilà comment cela fut dévoilé à Buchenwald.
Le commandant de Buchenwald, Hermann Pister, souffrait souvent de maux de dents. Il était soigné par un dentiste, un prisonnier de la catégorie BV (condamné pour un durée déterminée). L'organisation clandestine des prisonniers mit tout en œuvre pour que le dentiste fut envoyé à Dora. Et elle y parvint. Le commandant, souffrant à nouveaux des dents, ordonna que l'on fit venir son dentiste. Ce dernier se trouvait déjà à Dora. Hermann Pister fit aussitôt revenir son stomatologue à Buchenwald. Le docteur tomba très vite malade et mourut, mais avant sa mort il raconta aux clandestins où il était précisément allé. De cette façon, les détenus de Buchenwald eurent connaissance du Tunnel sous la colline du Kohnstein. Puis l'information se répandit au-delà des portes portant l'inscription « À chacun son dû ». Les mesures préventives prises par les nazis, le fait par exemple ne pas envoyer dans le Tunnel les prisonniers politiques allemands (ils ne travaillaient qu'à l’extérieur), n’avaient pas suffi.
Les fascistes bombardèrent Londres grâce aux fusées V-2 produites à Dora-A. Mais toutes ne purent atteindre leur cible. En effet, des détenus électriciens, seuls prisonniers travaillant directement à la construction des fusées, au risque de leurs propres vies, exploitaient toute occasion de sabotage. C’est ainsi que certaines fusées ne purent quitter la rampe de lancement, et que d’autres tombèrent dans la Manche. Les saboteurs démasqués étaient exécutés dans le Tunnel même : lorsque l'exécution avait lieu dans le camp à l’extérieur, on faisait jouer un orchestre, mais le Tunnel ne permettait pas un tel « luxe ».
La plus grande exécution dans le Tunnel eut lieu au second semestre 1944. 57 prisonniers furent pendus ensemble à des crochets fixés à une poutre métallique suspendue à une grue sur une plate-forme de chemin de fer. Tous les prisonniers qui travaillaient alors dans le Tunnel furent témoins de cet horrible spectacle. La plate-forme avec sa grue portant tous les pendus passa devant eux, rangés le long de la voie ferrée.
Et malgré tout, dès que les prisonniers surent que le secret de l'emplacement de Dora avait été découvert, ils furent soulagés moralement : le blocus de pression psychique du noir destin des otages du Tunnel était brisé. La prophétie du commandant de Dora qui avait annoncé qu'il ne permettrait aucune évasion ne se vérifia pas non plus. Förschneravait failli par esprit présomptueux. Cela se déroula comme suit.
Un convoi venant de Sardaigne arriva à Dora avec un prisonnier noir parmi les Français. Förschner s'entretint personnellement avec lui et ordonna qu’on l’emploie en qualité de garde du dépôt de nourriture. Selon la loi du camp, le garde avait le droit d'abattre tout voleur sur le lieu du crime. Utilisant ce droit, le prisonnier noir osa fouetter, en le blessant à l’œil, le Lagerältester-2, adjoint du commandant du camp pour les détenus, lui-même prisonnier politique en détention préventive. Fâché contre son adjoint-voleur et ce garde noir trop zélé, le commandant les fit tous deux mettre au cachot. Le prisonnier noir fut condamné, car il avait fouetté sans chercher à comprendre s'il avait affaire à un supérieur. Une fois son œil soigné à l'infirmerie, en réclusion dans son cachot, le Lagerältester-2 décida de s’évader. Il connaissait très bien la disposition des cellules et les horaires de la garde. Après avoir tué une sentinelle SS lors de la relève nocturne, il conduisit 82 détenus hors du cachot, s’enfuit et disparut. Les Allemands ne tuèrent dans les environs que deux détenus et en blessèrent quatre autres. Des bruits couraient que tous les autres étaient parvenus à s'enfuir. Förschner et ses subordonnés ne purent rattraper aucun détenu. Au troisième jour des recherches, les fascistes, hors d’eux, pendirent tous ceux qui ne s'étaient pas décidés à s'enfuir avec leurs compagnons de cellules. Le commandant était désespéré. Il craignait qu'on lui passe la corde pour le punir d’une si grande évasion.
Cet évènement eut un effet réconfortant sur les prisonniers. La plupart comprenaient que les fugitifs qui n'avaient pas été retrouvés étaient cachés quelque part dans le Tunnel par leurs amis détenus. Ne pouvaient masquer une évasion de cette ampleur que des clandestins antifascistes bien organisés. Les détenus retrouvaient le moral. D'autant plus que les nouveaux arrivants leur racontaient le déroulement des derniers évènements de la guerre. Malgré toute la volonté avec laquelle le Führer mettait en oeuvre sa Blitzkrieg, ses plans n'arrivaient pas à se réaliser.
CHAPITRE V
Dans l'équipe des peintres
Après la commission médicale de mars 1944 les équipes furent reformées. Dmitri et son ami Léonide se retrouvèrent dans la toute nouvelle équipe des peintres « B. 1. O » (B eins O). Elle était dirigée par Hans, un prisonnier allemand âgé qui se trouvait être un parent du commandant Förschner. Le commandant du camp ne pouvait libérer son parent du travail dans le Tunnel, mais il avait la possibilité de lui simplifier la vie en le nommant Kapo. Hans était un grand homme d'âge mur. Sa forte voix, qui lui avait été comme donnée pour commander, lui valut parmi les détenus le surnom de « Kapo le Coq ». Les prisonniers avaient avec lui des relations presque d'égal à égal, même s'ils maintenaient toujours une petite distance.
Le cours de la guerre força les Allemands à penser à son issue et à leur propre destin. Hans était un homme intelligent, mesuré en tout. Il savait que s'il se mettait à jouer les tortionnaires, les détenus pouvaient secrètement le supprimer, en l'étranglant dans quelque coin obscur du Tunnel. Il avait eu vent de plusieurs cas de ce genre. C'est pourquoi Hans choisit la voie du compromis entre le chef et les subordonnés. Cela convenait tout à fait à l'équipe des peintres composées de vingt détenus d'URSS (parmi ceux que les Allemands désignaient comme les « Russischen », un seul était vraiment russe, Nikolaï de l'Oural, tous les autres étaient ukrainiens), trente étaient français, trois polonais, deux tchèques, le Vorarbeiter Mine était autrichien et le Schreiber (secrétaire[16]) Mades allemand.
Le travail quotidien de l'équipe des peintres consistait à nettoyer les structures métalliques des galeries et à les peindre. Il fallait peindre en hauteur sous les armatures du Tunnel, c'est pourquoi l'équipe était composée d'hommes de grande taille, jeunes ou d’âge mur. Les peintres devinrent très vite amis et formèrent une équipe ayant ses propres traditions. Ils apportèrent même une touche colorée spéciale dans la grise vie du Tunnel. Pour cela les détenus fabriquèrent pour leur Kapo Hans une petite chaise en bois que l'on pouvait porter, comme un grand brancard. On pouvait y mettre ses outils de peintre. Lorsque l'équipe terminait de peindre une nouvelle chaîne de montage, Hans ordonnait de terminer les travaux et de passer solennellement à un nouvel emplacement. Hans montait alors dans sa chaise à porteurs et regardait par la petite fenêtre. Marchait en tête de la procession Igor de Nikolaïev[17]portant au bout d'un grand manche une tablette avec l'inscription « B. 1. O ». Il avait pour obligation de la porter lors de chaque déplacement de l'équipe à travers le camp et lors du travail, en la tournant de telle manière que les supérieurs puissent la remarquer.
Derrière lui venaient le secrétaire Mades et le Vorarbeiter Mine. Quelques détenus portaient ensuite leur Kapo dans sa chaise personnelle, comme sur un palanquin. Derrière Hans marchait toute la colonne des peintres avec leurs seaux de peinture et leurs brosses. C'est en toute conscience que le Kapo ordonnait d'effectuer ce petit passage, mais on aurait tout aussi bien pu passer simplement à la chaîne suivante. Toute cette procédure aurait alors perdu son sens. De cette façon, lorsque l'équipe des peintres se déplaçait vers une autre chaîne, plusieurs autres équipes avaient la possibilité de la remarquer. Les SS donnaient même quelques minutes aux ouvriers pour admirer la procession en marche. Ils savaient très bien que Hans était un parent du commandant du camp, tout en restant un condamné à perpétuité. Arrivés dans la nouvelle galerie, les condamnés commençaient par nettoyer à la brosse la rouille et la poussière des armatures métalliques. Sur ordre de Hans, tous terminaient le nettoyage et se mettaient à peindre le métal. En bas, les hommes les plus âgés préparaient la peinture et la faisaient passer en haut.
La perspicacité de Hans et la cohésion des peintres évitèrent plusieurs fois des problèmes à l'équipe. Lorsqu'un SS s'approchait de l'emplacement où se trouvaient les peintres, le Kapo Hans et le Vorarbeiter Mine partaient de suite à sa rencontre et lui proposait aimablement d'éviter cet endroit : on ne sait jamais, la peinture ou bien la poussière pouvaient tacher son uniforme. Cette petite ruse marchait presque toujours, et les SS s'éloignaient. Lorsque le commandement se trouvait à proximité, Hans, Mine et Mades faisaient croire qu'ils avaient l'habitude de molester les détenus paresseux ou désobéissants et donnaient adroitement des coups de matraque, attribut de l'autorité. En l’absence de ces regards extérieurs, ils n'abusaient pas de leurs fonctions, la victoire de l'Allemagne n'étant plus tout à fait certaine : les nouvelles apportées par les nouveaux prisonniers n'étaient pas pour eux des plus réjouissantes.
Le travail des peintres était sale, c'est pourquoi ils demandèrent à Hans s’ils pouvaient se laver plus souvent qu'il n'était autorisé. Hans ne leur refusa pas et personne ne lui en fit la remarque. Après leurs huit heures de travail, les détenus recevaient désormais leur nourriture au camp. Ils pouvaient se reposer au camp dans leur Block n° 105 et dans le Tunnel, dans deux galeries réservées à cet effet avec des châlits en bois à trois étages.
Pour eux rien n'était plus réconfortant que de pouvoir se retrouver à l’extérieur et de voir le soleil.
CHAPITRE VI
De l'eau pour son « père »
Dans l’équipe des peintres, Dmitri vécut des événements qu’il ne pourra effacer de sa mémoire. Ses camarades lui sauvèrent plusieurs fois la vie et lui-même vint en aide à un homme âgé qui, au camp, était devenu comme son père.
En avril 1944, les détenus originaires de Dniepopetrovsk conduisirent chez les peintres leur compatriote Pavel Dmitrievitch sur qui leur Kapo s’acharnait. Pour tout dire, avant la guerre, Pavel Dmitrievitch était professeur – et un professeur, dans un camp de concentration, était considéré comme organisateur potentiel de rébellion ou d’évasion. Les détenus de Dniepropetrovsk étaient arrivés à Dora après les peintres et ne savaient pas que les fascistes poursuivaient avec hargne les hommes comme Pavel Dmitrievitch. Il fut décidé de convaincre Hans que Pavel Dmitrievitch n’était pas enseignant, mais un simple kolkhozien de base. Les détenus demandèrent à Hans d’accepter le nouveau dans l’équipe des peintres. Le « Coq », bien qu’embarrassé par cette proposition, finit par accepter.
Lorsque Pavel Dmitrievitch intégra l’équipe des peintres, il était à peine en vie du fait des coups reçus et du travail de forçat subi. Dmitri et ses camarades hissèrent le professeur jusqu’au troisième étage du châlit de leur box 33 dans le Tunnel pour qu’il se repose loin des yeux des SS. Le nouveau pouvait à peine parler. Dmitri comprit qu’il était né en 1906 et, avant la guerre, vivait dans le district de Tsaritchanka, dans la région de Dniepropetrovsk. Une pensée traversa immédiatement l’esprit de Dmitri : « Mon père, Pavel Pavlovitch, lui aussi est né en 1906, ils portent le même prénom et ils sont du même coin : ils viennent tous deux de régions voisines ! »
D’une voix faible, Pavel Dmitrievitch demanda « un peu d’eau bouillante ». Où en trouver dans le Tunnel ? Il n’y a qu’un robinet gardé par les SS ! Une force invisible souleva Dmitri qui, prenant sa gamelle, partit chercher de l’eau. Il n’avait jamais eu l’idée auparavant d’aller en trouver pour lui. Mais à présent, dans son box 33, était couché là un homme très affaibli qui lui rappelait son propre père, son père qui combattait encore quelque part sur le front, qui peut-être était déjà mort ou blessé et qui, peut-être, avait lui aussi besoin d’aide. C’était tout décidé : il devait à tout prix trouver de l’eau bouillante pour Pavel Dmitrievitch !
Il put tout d’abord récupérer de l’eau au robinet en profitant de l’absence temporaire du SS de faction. Fallait-il encore trouver un moyen de la faire chauffer ? Le jeune homme avait déjà remarqué que les soudeurs civils allemands faisaient chauffer de l’eau dans des gamelles avec un chalumeau à gaz. Parfois, les détenus leur en demandaient. Dmitri se rendit dans le secteur où les civils allemands découpaient avec ces chalumeaux de grosses pièces de ferraille en plus petits, pour les envoyer à la casse.
Après s’être assuré qu’aucun SS n’était dans les parages, Dmitri osa s’approcher de l’un des soudeurs. Il s’efforça de faire comprendre à l’Allemand que son « Vater » était« kaput » et qu’il lui fallait à tout prix de l’eau chaude. Le soudeur regardait silencieusement Dmitri, son chalumeau allumé à la main. Ce dernier posa la gamelle sur le sol de pierre, saisit le chalumeau des mains de l’Allemand, et se mit à chauffer la gamelle sur tous ses cotés, jusqu’à faire bouillir l’eau. L’Allemand, pendant tout ce temps, resta debout à coté de lui, en état de prostration et ne gêna en rien Dmitri. Il avait certainement ressenti que le détenu avait réellement besoin d’eau chaude. Lorsque Dmitri lui rendit son chalumeau, l’Allemand resta debout, sans rien dire, comme ensorcelé. Il n’y avait rien d’étonnant à cela car, durant ces minutes, ils avaient tous les deux été en danger de mort : si l’un des gardes les avait surpris, ils auraient été durement punis.
Portant la gamelle sous les pans de son manteau, Dmitri s’engagea sur le chemin du retour. Il avançait prudemment, afin de ne pas renverser l’eau avant d’arriver au box 33. Il dut éviter les nombreuses équipes qui travaillaient dans le Tunnel, ou bien parfois les laisser passer. Lorsqu’il parvint au box, il ne lui restait environ que l’équivalent d’un gobelet d’eau. Les peintres français se reposaient habituellement sur le premier niveau du châlit. Ils attendaient Dmitri avec inquiétude. André, le Parisien, qui lui portait beaucoup d’affection, prit son quart et y transvasa l’eau chaude de la gamelle. On fit passer le quart jusqu’au troisième niveau. Lorsque Dmitri y grimpa, il vit qu’on avait relevé la tête et le corps de Pavel Dmitrievitch, lequel buvait déjà l’eau chaude. À la vue de Dmitri, l’enseignant lui demanda :
– C’est toi, fiston, qui m’a apporté l’eau chaude ?
Ces mots stupéfièrent le jeune homme. C’était comme si on avait lu dans ses pensées lorsqu’il avait appelé cet homme son père. Cette rencontre inaugura de chaleureuses relations : ils devinrent effectivement comme père et fils. Pavel Dmitrievitch guérit peu à peu dans ce nouvel endroit, les peintres s’arrangeant pour lui faire garder leurs affaires plusieurs jours consécutifs. Les SS, qui auraient très bien pu contrôler le nombre de jours de suite que ce prisonnier était resté à garder les affaires des détenus, ne se trouvaient pas de garde ces jours-là. C’est pourquoi les peintres purent enfreindre le règlement du camp et laisser Pavel Dmitrievitch se reposer plus que les trois jours autorisés. Le Kapo Hans n’y fit pas obstacle.
Après avoir repris des forces, le professeur travailla, en bas, à préparer la peinture avec les plus anciens. Plus tard, lors d’une conversation avec Dmitri, Pavel Dmitrievitch lui avoua que cette eau chaude l’avait ramené à la vie, comme de l’eau vive. Le jeune garçon y avait certainement apporté une énergie psychique curative, souhaitant de toute son âme le rétablissement de son « père » et risquant sa vie dans cette quête à l’« eau vive ».
CHAPITRE VII
Le chef d’orchestre Fritz Krause
Un jour, en pleine journée de travail, le Kapo Hans s’en alla inopinément. Il fut bientôt de retour, mais était cette fois accompagné d’un détenu inconnu de la catégorie SV (condamné à perpétuité). Il ordonna à l’équipe de se mettre en rangs. Les peintres regardaient avec intérêt le nouveau venu.
Devant eux se tenait un homme de taille moyenne, âgé de 62 ans. Il avait les yeux légèrement exorbités, le nez droit, les dents en avant et un menton taillé au couteau. Sur la manche gauche de sa veste il arborait un brassard tout nouveau de Vorarbeiter. On lui avait aussi donné un fouet, mais on voyait bien qu’il lui était tout à fait étranger. Il le tenait de la façon dont on tient un hérisson et non comme un attribut de pouvoir dans un camp de concentration. On voyait de suite qu’il avait affaire pour la première fois à un fouet : les autres Kapo et Vorarbeiter maniaient le fouet et la matraque comme s’ils étaient nés avec.
Hans annonça l’arrivée dans l’équipe « B. 1. O » du nouveau Vorarbeiter que le commandant de Dora avait lui-même désigné. Le Kapo déclara que tous ceux qui ne le respecteraient pas seraient punis. Ensuite, le « Coq » fit rompre les rangs. Après quoi, le nouveau venu donna l’ordre de reformer les rangs, mais pas à tous, seulement aux prisonniers soviétiques, soit vingt Ukrainiens et un Russe.
Le Vorarbeiter se présenta :
– Fritz Krause. Et maintenant, je souhaite faire la connaissance de chacun de vous !
Il approcha du début de la rangée et tendit la main au premier, Igor de Nikolaïev, celui qui tenait toujours la tablette « B. 1. O ». Tous furent étonné lorsque Fritz demanda son nom à chaque détenu, plutôt que son numéro. Igor se présenta. Krause ne put répéter son nom, seul « Igo » sortit de sa bouche. Cette présentation personnelle eut lieu avec chacun des vingt et un détenus. Léonid de Rostov-sur-le-Don fut rebaptisé « Leo » par le nouveau Vorarbeiter. Quant à Dmitri, il ne réussit pas à prononcer son prénom ; alors celui-ci lui dit qu’il pouvait aussi l’appeler Mitia. Krause répéta à sa manière « Mita » et proposa au jeune homme le prénom de « Marian ». Arrivé au bout de la rangée, Fritz revint au début pour un second passage. Il répéta de lui-même, et presque sans aucune faute, les prénoms des peintres qu’il venait à l’instant d’entendre. Tous restèrent stupéfaits.
Après le travail, les « Russischen » invitèrent Fritz Krause chez eux sur le troisième étage du Block 33 : ils voulaient faire plus ample connaissance. Fritz était arrivé à Dora venant d’un autre camp de concentration et il avait déjà séjourné deux fois à Buchenwald. On avait envisagé de créer à Dora un chœur d’orchestre en utilisant les détenus. Avant son arrestation, Fritz travaillait à Berlin, où il était le chef d’orchestre d’un groupe de jazz célèbre qui avait participé à de nombreuses tournées à l’étranger. Lors d’une tournée aux États-Unis, Fritz avait été arrêté et accusé de manipulation financière. Il en était à la sixième année de sa condamnation à perpétuité.
Auparavant, comme toute sa parenté, Fritz était nazi de par ses convictions politiques. Les années de détention l’avaient fait changer d’opinion et il avait désormais conscience de la tragédie vers laquelle le Führer conduisait la patrie. Le chef d’orchestre était convaincu que l’Union soviétique sortirait vainqueur dans la Seconde Guerre mondiale. C’est certainement pour cela qu’il tenait à faire la connaissance des détenus venus d’URSS.
Tous sa famille lui avait tourné le dos lorsqu’elle avait appris sa condamnation à perpétuité. Sa femme, ses deux filles, ses gendres et ses petits-enfants – tous avaient coupé les ponts. Ils avaient visiblement peur du régime nazi pour les leurs. Fritz avoua aux prisonniers que, s’il n’avait pas été lui-même envoyé en camp de concentration, et s’il était resté chef d’orchestre à Berlin, il n’aurait sans doute pas compris grand chose. Il n’aurait probablement pas quitté le parti nazi et n’aurait pas changé d’opinions politiques. Au bout de deux mois, Dora possédait son chœur d’orchestre, dirigé par Fritz Krause. Mais il fut bientôt arrêté et placé en cellule puis, un peu plus tard, condamné à la pendaison.
L’orchestre était très souvent utilisé par les nazis lors des pendaisons publiques qu’ils mettaient en scène, afin d’humilier plus encore les détenus spectateurs, les victimes, ainsi que les musiciens.
Aucun motif ne fut communiqué par les SS concernant l’arrestation du chef d’orchestre. La vérité n’était pas du côté de leur idéologie, et ils ne parvenaient manifestement pas à faire peur aux autres. Au contraire, les prisonniers pensèrent que les fascistes n’avaient pas pardonné à Fritz Krause ses nouvelles convictions, convictions qu’il ne cachait pas à ses anciens camarades de parti. Ni son talent musical, ni sa popularité, ni son sang de « pur Aryen » n’avaient pu le sauver. Mais peut-être les valeurs pour lesquelles il paya le prix fort purent-elles sauver son âme de l’enfer ? Il est possible que son sort lui fut moins pénible sachant que, dans le cœur des prisonniers, il avait laissé une trace pure et lumineuse : Fritz Krause les considérait comme ses égaux et non comme des esclaves et des « sous-hommes ». Il apparut dans l’obscurité du Tunnel comme une étoile étincelante, éclaira les consciences cruellement martyrisées, offrit de la chaleur humaine et partit pour un autre monde – le monde des étoiles et des justes.
CHAPITRE VIII
Premières larmes en détention
Dmitri se sentait beaucoup mieux dans l’équipe B. 1. O. que dans les autres. Il y travailla une année complète jusqu’au mois de mars 1945. Mais les événements qui eurent lieu à cette époque auraient pu lui coûter la vie sans le soutien de ses amis et la bonté de la Fortune.
Le Tunnel était souvent un lieu de bagarres entre, d’une part, les prisonniers allemands condamnés pour actes criminels (la plupart pour meurtre) et, d’autre part, les prisonniers politiques originaires d’Union soviétique. Ces heurts se déclenchaient très vite, pour s’éteindre tout aussi rapidement après l’intervention des gardes qui « calmaient » tout le monde à coups de feu. Certains étaient tués à bout portant, en premier lieu les maudits « Russischen ». Mais les SS veillaient à ne pas être entraînés dans ce genre de bagarres parce que, dans le hasard de la mêlée, les prisonniers pouvaient ne pas s’arrêter devant les gardes et se retourner contre eux. Bien que ne s’engageant pas dans ces bagarres, les détenus des autres pays étaient moralement du côté des détenus soviétiques. Selon les lois non écrites du code d’honneur du camp, aucun détenu d’URSS ne devait éviter les heurts avec les prisonniers de droit commun allemands. Si l’un d’entre eux se cachait derrière les épaules d’un autre, il était tenu pour « lâche » et on le méprisait. Dans son enfance, Dmitri ne fuyait pas la bagarre devant ses camarades. Adolescent, il ne restait pas non plus à regarder quand ses congénères de Botchany allaient « se frotter» à leurs voisins de Gourian en passant le fleuve Gaïtchour. Il s’agissait de « combats » au lance-pierres, aux cailloux et au bâton. Un jour, un des gamins eut l’œil crevé par un coup maladroit. Parfois certains revenaient estropiés de ces « jeux ». Mais ces rudes bagarres de rue avaient forgé Dmitri, lui avaient insufflé ses premières leçons d’héroïsme, lui avaient permis de défendre son honneur.
Il ne pouvait donc pas rester là à regarder lorsqu’il y avait des règlements de compte avec les prisonniers allemands. Dans l’un des ces affrontements, un des bandits le frappa au coté avec une planche. La force du coup projeta Dmitri sous le box. Son sabot de bois gauche, avec lequel il se battait contre son adversaire, avait disparu. Sous le premier niveau du châlit, le jeune homme comprit qu’il était sur le dos et ne pouvait plus respirer. Lorsqu’il reprit son souffle, il sentit avec stupeur que non seulement, il ne sentait plus ses pieds, mais qu’il n’éprouvait plus aucune sensation de la ceinture jusqu’aux orteils. Il pensa que sa « colonne vertébrale était cassée !... ».
Pour la première fois en un an et demi de détention, Dmitri se mit à pleurer, non de douleur, mais à la pensée de son terrible destin. Qu’adviendrait-il de lui ? Pour les infirmes, il y avait une seule issue à Dora : mourir de faim entre des barriques dans un coin obscur du Tunnel, parmi de semblables malheureux. Les larmes coulaient de ses yeux et personne ne pouvait les essuyer, car personne ne le voyait sous le box. Le jeune homme décida de ne pas se montrer ainsi aux yeux de ses amis, afin de ne pas devenir un poids pour eux qui souffraient déjà assez comme cela. Au bout d’un certain temps, il sentit que sa jambe droite semblait répondre. Il rassembla ses forces, la tendit et la plia. Il la regarda : elle était effectivement repliée !
– Peut-être était-elle comme cela, et il m’a seulement semblé que je l’avais tendue ? pensa-t-il.
Dmitri essaya de faire bouger ses orteils. Ils répondaient ! Il se remit à pleurer, cette fois de joie, car il avait à présent espoir de guérir.
Lentement il se mit à ramper, sortant de dessous le box, à quatre pattes, ou plutôt sur les coudes. Après s’être orienté, il se dirigea vers son box n° 33. Il essaya de se hisser jusqu’au troisième niveau, ne comptant que sur ses mains… Les premiers à le remarquer furent les Français qui se trouvaient au premier niveau. Ils étaient au courant que « Marian » avait disparu et que ses amis, Léonid, Pavel Dmitievitch et les autres, le cherchaient partout. Les Français et les autres détenus peintres aidèrent Dmitri à grimper jusqu’au troisième étage du châlit. Ceux qui étaient partis à sa recherche apprirent à leur retour ce qui s’était passé. Il fut décidé de ne pas le conduire pour la nuit au camp extérieur, mais de le laisser dans le Tunnel, pour ne pas attirer l’attention des SS. Le Tchèque Gonso, qui fabriquait des seaux en fer pour la peinture, promit de faire une petite gamelle métallique dans laquelle on pourrait amener de la nourriture à Dmitri dans le Tunnel. Le Kapo Hans veilla à ce que de la nourriture fut mise de coté pour Marian.
Durant plus d’une semaine, le jeune homme resta de garde près des affaires des autres détenus. Au début, il ne pouvait que s’allonger sur le ventre, mais au bout de quelques jours, il put s’allonger avec précaution sur le dos. Puis, au bout de quelque temps, il put se tenir sur ses jambes. Dmitri se souvint plusieurs fois avec gratitude du Kapo Willy qui avait proposé cette sorte de « congé » aux plus faibles de l’équipe.
CHAPITRE IX
Un morceau de câble en guise de matraque en caoutchouc.
Au procès de Nuremberg[18], un des points de l’accusation portait sur la persécution des prisonniers de Dora avec des morceaux de gros câble. Éreintés par un travail et un régime inhumains, les hommes ne réagissaient même plus aux coups de matraques en caoutchouc ou bien de fouet sur la peau. C’est pourquoi les SS, les Kapo et les Vorarbeiter se servaient de ce qu’il y avait de plus terrible : un lourd morceau de câble de gros diamètre.
Les détenus détestaient cette nouvelle arme et se mirent à lutter contre à leur manière : à l’occasion ils détruisaient tous les câbles qui leur tombaient entre les mains en les coupant en menus morceaux. Très vite on ne parvint plus à trouver de câble au camp. Le directeur de l’usine Dora-A, Sawatski, se plaignit auprès du commandant : il conduisit Förschner dans le Tunnel et lui montra comment les détenus détruisaient le câble que les matons utilisaient pour les battre.
Le commandant exigea des explications de la part des officiers et des soldats SS. Ces derniers se justifièrent, argant qu’il leur était difficile de venir à bout d’une telle quantité d’esclaves « incapables », et qu’il arrivait parfois qu’ils fussent si nombreux dans le Tunnel qu’on ne savait plus à quelle équipe ils appartenaient. Förschner donna l’ordre de faire porter un signe distinctif spécial à chaque détenu, afin de faciliter le travail des gardes.
Les détenus allaient désormais être marqués : chacun devrait porter fixé sur sa manche un triangle (ou losange) de tôle avec le numéro et les lettres de l’équipe à laquelle il appartenait. Ordre fut donné à l’équipe B. 1. O. de confectionner les triangles pour l’ensemble des prisonniers du camp.
Auparavant, Dmitri avait eu un jour à éprouver personnellement « tout le poids » de ce câble. Dans cette histoire, il ne put s’en prendre qu’à lui-même pour son manque de prudence. Ce jour là, il revenait des toilettes dont faisaient office quelques barriques de carbure recouvertes de planches et se dirigeait dans le Tunnel pour rejoindre son équipe de travail. Les toilettes se trouvaient près de l’entrée, d’où leur puanteur se diffusait. Une équipe spéciale était chargée de sortir les barriques pleines du Tunnel.
Arriva à sa rencontre un SS, un Tchèque allemand qui ne s’en prenait jamais aux détenus sauf en cas de besoin. Dmitri lui connaissait cette qualité et, dans un moment de distraction, enfreignit le règlement du camp qu’il avait du mal à supporter. Conformément au règlement, le détenu auquel s’adressait un SS devait se mettre au garde-à-vous, se découvrir et écouter l’ordre. Le détenu était exempté de tout cela s’il était occupé à travailler. Dans ce cas, il suffisait de passer près du SS, de se découvrir et de garder les mains sur les coutures de son pantalon. Pour ne pas être une fois de plus humilié, Dmitri décida de faire semblant d’être occupé : il prit une planchette qui traînait et se mit à ramasser les ordures le long de la voie. Son étrange attitude ne fit qu’attirer sur lui l’attention de l’Allemand. Celui-ci s’approcha et lui demanda ce qu’il faisait.
– Besen (« balai ») répondit le détenu.
Cette réponse fâcha l’Allemand. Il lui arracha la planchette des mains, le saisit par la main gauche et le frappa méthodiquement avec le morceau de câble tristement célèbre qui pendait à sa main droite grâce à un bracelet spécial. Le SS frappait à la tête, atteignant avec le bout du câble le dos et les épaules. Tout en frappant il hurlait la sentence : « Bezen ! Bezen ! »et cela dura jusqu’à ce que l’Allemand, fatigué, ne jette le malheureux contre le mur du Tunnel.
Profitant d’une pause, Dmitri se hâta vers les siens. Il n’était pas poursuivi. Maudissant son manque de prudence, il parvint à rejoindre ses camarades. La nuit, il ne put dormir qu’assis ; le seul fait de poser sa tête lui faisait mal. Cette fois encore, ses amis et la possibilité d’être gardien des affaires de l’équipe l’aidèrent à guérir.
CHAPITRE X
Qui l’emporte sur qui?
À la fin du printemps 1944, des bons commencèrent à être distribués aux détenus, au hasard : ces bons, petits morceaux de carton, étaient considérés comme de l’argent. Un bon valait l’équivalent de 50 Pfennigs (la moitié d’un DeutscheMark). La distribution des bons devint toute une cérémonie dont s’amusaient les civils chefs de travaux dans le Tunnel, lesquels les distribuaient aux détenus. Chaque vendredi, l’équipe se mettait en rangs sur son lieu de travail. Les bons étaient apportés dans le Tunnel sur un plateau. Un assistant les présentait et, pendant ce temps, le chef de la procédure mettait des gants blancs avant de commencer son office. Puis, il s’approchait du premier détenu, le fixait et, s’en remettant à Dieu, à son humeur ou à on ne sait quoi, lui donnait un ou plusieurs bons, ou bien plutôt une gifle ou un coup de poing au visage. Telles étaient les récompenses qu’offrait le IIIe Reich au camp de Dora. Dmitri reçut en tout et pour tout sept bons, mais les coups qu’il prit, lui et ses compagnons, personne ne les compta. Les fascistes avaient l’intention, avec leurs bons, de se moquer des détenus déjà accablés par le travail de forçat, de les voir se bagarrer et de les humilier une fois de plus.
Cependant, l’équipe des peintres sut tourner la situation à son avantage grâce à sa clarté de jugement et sa cohésion. Quand ils reçurent pour la première fois ces bons, chacun se gratta la tête en pensant : « Que vais-je faire de ce morceau de carton ? ». Ceux qui étaient restés les mains vides se massaient là où ils avaient reçu des coups. Après une courte pause, Nikolaï de l’Oural prit la parole.
– Les Allemands veulent qu’on se déchire comme des chiens pour ce morceau de carton. Venez les gars, rassemblons les et regardons combien nous en avons !
Nikolaï retira son calot et y jeta le bon qu’il avait reçu. Tous les prisonniers « russes » firent de même. Les détenus des autres nationalités avaient l’autorisation d’écrire à leurs familles et de recevoir deux colis par mois, au contraire des prisonniers soviétiques pour lesquels ces bons étaient la seule source de supplément alimentaire. Grâce à eux, on pouvait commander de la nourriture à la cantine du camp. Avec un bon, on pouvait recevoir un litre de bouillon de viande (la viande était servie aux SS) ou deux litres de « soda ». Après, chaque vendredi, les peintres se rendaient ensemble à la cantine et commandaient une seule et même chose, dans la quantité que leur permettaient les bons, qu’ils partageaient ensuite en parts égales. Parfois cela faisait bien peu, mais qu’importe, ils partageaient en parts égales et personne ne se disputait.
Grâce à la débrouillardise et à l’honnêteté de Nikolaï de l’Oural, la fréquentation de la cantine fut instaurée dès le début et ne fut jamais transgressée. Les fascistes ne purent être les témoins de règlements de compte entre prisonniers pour leurs bouts de carton. La tenue des comptes des bons avait été confiée à Igor de Nikolaïev qui, après chaque relève, partageait le pain qu’il avait reçu.
Quand l’équipe B. 1. O. avait été formée et que chacun avait fait connaissance, Dmitri, tout comme d’autres peintres, avait été très intéressé par le personnage de Nikolaï de l’Oural. Ils avaient plus tard appris que Nikolaï était né en 1918. Tous avaient remarqué son sens de l’organisation, son énergie, sa force de concentration. Il se souciait en permanence de l’ordre au sein de l’équipe, il était bon camarade, et apparaissait comme un soutien pour les plus faibles. Lorsqu’on osait demander à Nikolaï qu’elle était sa profession avant la guerre, il répondait par une question :
– Qui veut trouver ?
Tous cherchaient à deviner et suggéraient des tas de métiers. Igor proposa :
– Tu étais peut-être instituteur ?
– En plein dans le mille, affirma Nikolaï, c’est exact.
Cette conversation ne fut entendue que par les détenus d’URSS, elle n’alla pas plus loin. Les compagnons s’entendirent tous sur le fait d’oublier que Nikolaï était instituteur et firent de lui un ancien ouvrier.
Ce n’est qu’après la Libération que cinq détenus purent apprendre la vérité au sujet de Nikolaï : il était officier de l’Armée soviétique et avait l’expérience du combat. Mais mentionner son ancienne profession dans un camp de concentration aurait tenu du suicide pour lui. Il avait été fait prisonnier en 1941 près de Seversky Donetsk[19]et avait connu les horreurs des camps de prisonniers militaires. En route pour l’Allemagne, il avait réussit à s’enfuir avec quatre soldats. Il avait eu vent que les fascistes triaient les officiers des soldats et qu’ils les faisaient ensuite disparaître. Les soldats avaient aidé Nikolaï à se procurer un uniforme d’homme du rang. Lorsqu’ils furent repris, on les envoya à Buchenwald, puis à Dora, mais ils ne furent pas fusillés.
Pour ce qu’il en est de l’évasion, elle était très mal vue au camp, non seulement par les officiers, mais aussi par les détenus. En sauvant sa vie, le fuyard exposait aux souffrances et à la mort ceux qui étaient restés derrière les barbelés. Rangés par Blocks sur la place d’Appel, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, quel que soit le temps, les prisonniers devaient rester au garde-à-vous sans eau ni nourriture jusqu’à ce que les SS aient rattrapé le fuyard. Durant tout ce temps ils étaient considérés comme otages et responsables de l’évasion. Un jour, avec tout le camp, Dmitri resta ainsi au garde-à-vous sur la place d’Appel deux jours durant après sa journée de travail ! On ne parvenait pas à rattraper l’évadé. Le commandement du camp n’arrêta la punition que parce qu’il fallait reprendre le travail. La place d’Appel était jonchée de corps malades torturés par la faim.
Cependant, rien ne peut empêcher l’homme de vouloir recouvrer sa liberté. La plupart du temps, l’évadé était repris le soir même et mis au cachot. Deux à trois jours après il était pendu près du crématorium devant les prisonniers rassemblés. Il arrivait que des détenus dénoncent eux-mêmes ceux qui préparaient une évasion. Ces derniers étaient alors transférés dans l’équipe disciplinaire, un insigne spécial, un rond rouge dans un cercle rouge, était cousu sur leur tenue. Ces détenus étaient surnommés les « cibles vivantes ». Toute question de trop était considérée comme un possible recueil d’information en vue d’une éventuelle évasion. C’est pourquoi, durant des mois parfois, voire des années, les détenus ne connaissaient pas le nom de ceux qui couchaient et mangeaient à coté d’eux.
CHAPITRE XI
Le sinistre couvre-feu
Vers la fin de l’automne 1944, le bruit courut à Dora que les détenus devaient s’attendre à la « domination ». Cela signifiait que les fascistes planifiaient d’exterminer une partie des prisonniers, le camp étant surpeuplé. La veille était arrivé un gros convoi de détenus polonais ayant participé à l’insurrection de Varsovie durant les mois d’août et de septembre 1944 entraînant la mort de 250 000 patriotes polonais et la destruction complète de la rive gauche de la ville. Tous attendaient le dénouement dans une tension extrême. Le Tunnel s’était comme éteint avant la tempête. Il était évident que les fascistes allaient se débarrasser en premier lieu de ceux qu’ils détestaient, les « Russischen ». Les rumeurs avaient mis en effervescence tout le camp depuis près d’une semaine.
Durant la journée de repos, dans chaque Block, l’ordre suivant fut donné par radio : « Ordre à tous les Kapos et secrétaires de rassembler les « Russischen » de toutes les équipes sur la place d’Appel ! Que pouvait penser à cet instant chacun des prisonniers ? Qu’espérer ? La situation se transforma en une scène muette et grandiose. Tous les détenus se turent, comme s’ils avaient reçu un ordre inaudible. Un silence de mort régnait. Tous comprenaient ce qui attendait les prisonniers d’URSS et les plaignaient, avec la peur au ventre : « À qui sera-ce le tour après les « Russischen » ? Le haut-parleur rompit encore et encore ce silence pour exiger l’exécution de l’ordre.
Quelques équipes se mettaient déjà en route. Les peintres restaient encore silencieux, tentant de jauger la situation. Bientôt, la radio émit l’ordre aux détenus des autres pays de chasser par la force les « Russischen » qui ne voulaient pas se rendre sur la place d’Appel, sous peine d’être eux aussi châtiés. Aucun des peintres ne bougea pour exécuter ce nouvel ordre, personne n’osa pousser des compagnons vers la plus terrible des inconnues. Il en était de même dans les autres baraques.
Comme cela était déjà arrivé, c’est Nikolaï de l’Oural qui prit le contrôle de la situation, faisant preuve de jugement et de courage. Les détenus ne savaient pas qu’il avait été officier mais tous, inconsciemment, étaient d’accord avec lui et cela les aidait à survivre.
– Nous ne pouvons y échapper, dit fermement Nikolaï. Nous ne sommes pas en mesure de faire opposition. Il faut y aller !
Les vingt et un prisonniers « russes » de l’équipe B. 1. O. partirent pour la place d’Appel à la rencontre d’une nouvelle épreuve inventée par les serviteurs de l’ordre démoniaque SS. Ils furent conduits par le Kapo Hans et le secrétaire Mades qui, après avoir fait état du nombre de présents aux officiers responsables, s’en retournèrent au Block.
Le couvre-feu fut décrété pour tout le camp. Cela signifiait que, sans ordre spécial, les autres détenus ne pouvaient sortir des Blocks sous peine d’être arrêtés. Les SS patrouillaient le long des baraques et veillaient à ce que le couvre-feu soit respecté. Les détenus soviétiques étaient en rangs sur la place d’Appel quand débuta le déchaînement des forces obscures. Un grand nombre de soldats SS entrèrent dans le camp. Armés de matraques, ils s’approchèrent des détenus et se mirent à les frapper tour à tour, tout comme s’ils battaient du blé au fléau sur une aire de battage. Les SS étaient si nombreux que les coups pleuvaient de tous les cotés. Les prisonniers se sentaient traqués et, dans la panique, les équipes se mélangeaient.
Dmitri et Pavel Dmitrievitch de Dniepopetrovsk étaient restés ensemble. Le second était de grande taille et indiquait au premier d’où les coups pouvaient venir. Il évitait ces coups en manœuvrant et prévenait Dmitri, lequel tenait fermement les habits de son « père », comme un petit animal s’accrochant à la fourrure de sa mère en mouvement.
Au bout d’un certain temps, les SS se fatiguèrent de leur « travail ». Dmitri et son « père » se retrouvaient aux tous premiers rangs des prisonniers. Arriva à cet instant le commandant du camp, furieux, l’écume aux lèvres et le teint bleui par une forte prise d’alcool : il essayait probablement par ce moyen d’effacer les dernières traces d’humanité de son âme déchue. Förschner tenait son fouet dans le manche duquel avait été fixée, par une tresse, une boule d’acier. En retournant le manche, le fouet devenait ainsi une massue. En silence, il s’élança et frappa à la tête le prisonnier le plus proche, un homme de petite taille qui se trouvait près de Pavel Dmitrievitch. Lorsque le commandant se mit à frapper, les prisonniers qui se trouvaient près de lui en eurent la poitrine serrée. Chacun pensait qu’il serait le suivant.
Le petit prisonnier tomba, tué sous le coup de la lourde boule d’acier et de l’accès de haine de Förschner. Placé au cœur de cette violence satanique, Pavel Dmitrievitch s’assit devant l’horreur et ne put se relever. Il avait perdu le contrôle de ses esprits. Dmitri devait à tout prix l’aider à se relever. Mais cela était au-dessus de ses forces. Il ne pouvait cependant laisser son « père » se faire tuer. Il savait combien les fascistes aimaient à en finir avec ceux qui tombaient. Il secoua de toutes ses forces son « père » terrorisé, et le frappa même plusieurs fois. Au bout de quelques minutes, ce dernier revint à lui et se redressa à temps. L’ensemble des prisonniers fut chassé de l’aile droite de la place d’Appel vers l’aile gauche. Les prisonniers furent rangés de façon à ce que les rangs soient bien distincts, avec un espace de deux bras tendus sur les quatre cotés. Les rangs faisaient face au camp, dos aux portes.
Depuis les portes, des soldats armés de mitrailleuses arrivèrent. Ils encerclèrent les prisonniers selon un demi-cercle. Le bruit se répandit parmi les prisonniers, contrairement au dessein des fascistes, qu’il n’y avait rien à craindre des mitrailleuses, car les soldats ne pouvaient tirer sans atteindre les leurs. La pluie se mit à tomber sur la place d’Appel. L’automne faisait place à l’hiver. Le froid n’était pas le seul à saisir les corps torturés des prisonniers ; un grand nombre d’entre eux furent glacés par l’ordre qui résonna :
– Restez au garde-à-vous, retirez vos calots. Tous ceux qui portent des chaussures en cuir – posez les devant vous !
Une pensée traversa l’esprit de Dmitri : « Je vais être le premier à être tué à cause de mes bottes tchèques ! Pourquoi n’ai-je pas écouté plus tôt les conseils de Pavel Dmitrievitch, pourquoi ne les ai-je pas changé contre des sabots « hollandais » ? ! Il était dangereux au camp de porter des chaussures en cuir ; cela était considéré comme une préparation d’évasion. Le jeune homme regrettait de devoir se séparer de ses bottes, l’hiver approchait. Il aurait pu, mais n’avait pas voulu se rendre dans cet endroit terrible du Tunnel où gisaient des montagnes de cadavres, afin de choisir des chaussures « hollandaises » en bois à sa pointure. C’est de cette façon que les prisonniers changeaient habituellement leurs chaussures autorisées au camp. Mais il y avait toujours des problèmes avec ces sabots « hollandais ». Tantôt ils serraient, tantôt ils frottaient, tantôt ils pinçaient la peau lorsque le bois se fendait. Et maintenant, il allait falloir payer du prix de sa tête pour avoir voulu sauver ses pieds.
Les SS ordonnèrent à quelques centaines de prisonniers de droit commun de passer entre les rangs avec des brancards et de ramasser les chaussures de cuir que les propriétaires devaient eux-mêmes jeter dans les brancards. Cette fois, on ne toucha pas à Dmitri, mais il resta pieds nus à devoir se réchauffer sur la surface bétonnée de la place d’Appel, au garde-à-vous et sans couvre-chef, sous une pluie de novembre et par un vent froid pénétrant. Il fallut rester debout jusqu’au soir. Cette opération dura cinq heures entières. Ceux qui tombaient étaient traînés au bord de la place d’Appel et étaient torturés à mort sur l’un des sept piloris. Les bandits suffisaient à peine à les battre à coup de matraque et à empiler leurs corps en un gros tas. Certains détenus, après être restés couchés revenaient à eux et commençaient à se déplacer. Ils étaient achevés à coups de bâtons.
La Mort, ce jour-là, fut rassasiée : sur les 3 773 prisonniers conduits sur la place, elle emporta près de 200 d’entre eux. Que voulaient les fascistes ? Alors que Dmitri et les autres détenus étaient au garde-à-vous, 57 prisonniers furent amenés sous escorte SS. Ils étaient vraisemblablement accusés de quelque chose, puisque les SS exigeaient d’eux de regarder attentivement tous les prisonniers présents et de désigner leurs complices.
La première fois, les 57 hommes sous escorte SS passèrent devant eux. Ils ne regardèrent personne, car ils n’avaient pas l’intention de « dénoncer les leurs ». Après être passés silencieusement entre les rangs des prisonniers, ils furent battus à coups de fouets : les SS étaient en rage de ce qu’ils n’avaient dénoncé personne. Ils furent conduits une deuxième fois. De nouveau, aucun complice ne fut dénoncé, de nouveau des coups sans pitié furent portés. La troisième fois, chacun des 57 prisonniers fut traîné par les bras par deux bandits, sous la surveillance des soldats.
Mais, cette fois encore, aucun des prisonniers ne trahit les siens : chacune des 57 victimes fut plus forte que ses bourreaux.
Dmitri et les autres ne comprenaient pas ce qui se passait sur la place d’Appel. Leur conscience semblait affectée et ils étaient tombés dans une de ces dimensions infernales où la notion de temps n’existe pratiquement plus. Les victimes ne semblaient pas voir la fin de ce déferlement nocturne de violence. Et pourtant, les ténèbres reculèrent et le signal de la fin sonna. Dmitri tombait d’épuisement. Pavel Dmitrievitch se serra contre lui, se mit à pleurer et à l’embrasser tout en demandant :
– Comment est ton cœur, fiston ?
Le jeune compris que son « père » était en état de vive émotion et que ses nerfs, après ce « voyage » sur l’envers du monde étaient sur le point de lâcher. N’était-il pas devenu fou ? Pavel Dmitrievitch commençait maintenant à prendre conscience à quel point il avait frôlé la mort : si Dmitri n’avait pas mis toutes ses forces pour l’obliger à se lever, les fascistes l’auraient roué de coups et il aurait figuré sur le tas des 200 nouvelles proies des bourreaux.
Dmitri, tout à coup, entendit résonner la voix du Kapo Hans rappelant les « Russischen » de son équipe : « B. eins. O, eintreten ! » (B. 1. O, rentrez !). Pour aider son « père » à retrouver ses esprits, le jeune s’adressa à lui :
– Écoutez ! Ne serait-ce pas le « Coq » qui nous appelle ?
– Le « Coq » ! C’est pour nous !
Dmitri avait vu juste, et ces mots ramenèrent le « père » sur terre. Il se leva, mais ne put soulever Dmitri, le froid du mois de novembre ayant tellement glacé les jambes de ce dernier qu’il ne pouvait plier les genoux. Pavel Dmitrievitch traîna son sauveur jusqu’à l’endroit où Hans avait rassemblé pratiquement tous ses peintres « Russichen ».
À la fin du couvre-feu, les autres détenus se répandirent sur la place à la recherche de leurs camarades soviétiques voisins de Block. Hans était au septième ciel : tous ses « Russischen » étaient vivants, jusqu’au dernier, même s’ils tenaient à peine sur leurs jambes. Ces revenants de l’enfer furent accueillis avec une joie authentique par leurs camarades français, polonais, tchèques. Ils avaient eux aussi vécus des heures terribles qui leur coûteraient plusieurs jours de leur vie.
Les paroles de Nikolaï de l’Oural avaient été prophétiques : personne ne s’était défilé. Peut-être la force spirituelle qu’il exerçait sur ses compatriotes dans les situations extrêmes avait-elle joué dans ces terribles circonstances.
CHAPITRE XII
Le camarade André
La radio émettait déjà une nouvelle injonction : « Ordre à tous les « Russischen » de se rendre au travail dans le Tunnel ! » Les fascistes restaient fidèles à leur régime inhumain. Bien que l’on fut dimanche et après les événements dramatiques qui venaient de se dérouler sur la place d’Appel, les prisonniers soviétiques durent aller travailler dans le Tunnel. Il n’y avait qu’une équipe de peintres dans tout Dora[20] : ils partirent, bien que ce ne fut pas leur tour de travailler. En dépit du fait qu’il avait été ordonné aux seuls « Russischen » de travailler, toute l’équipe des peintres suivit. Hans ne voulut pas la diviser. Personne ne fit d’observation, tous se serraient les coudes et essayaient d’alléger l’épreuve qu’avait subie leurs camarades soviétiques.
La mort dans l’âme, Dmitri fut conduit par ses amis dans le Tunnel. Il était clair qu’il ne pourrait pas travailler avec des jambes dans un tel état. Une fois dans le Tunnel, le Parisien André s’approcha de lui. Après lui avoir pris le bras, il lui demanda de le suivre. Aucun des peintres ne chercha à savoir pourquoi, et André ne donna d’explication à personne. Les prisonniers savaient que « Marian » était son « protégé » : quand André recevait des colis de sa famille, il en faisait toujours bénéficier Dmitri. Et les autres prisonniers faisaient de même avec leurs « protégés » russes.
André, âgé d’une quarantaine d’années, était de grande taille, brun, au teint mat. Il avait un ami dans l’équipe des menuisiers prénommé Sergueï, et non Serge. Sergueï était né dans une famille française, non pas en France mais à Moscou où travaillaient alors ses parents. Sergueï avait habité dans la capitale russe jusqu’à l’âge de douze ans et il avait étudié dans une école russe. Il parlait très bien russe, avec un petit accent. Après le travail, Sergueï rejoignait souvent André dans son Block et discutait aussi bien avec les Français qu’avec les prisonniers d’URSS, et dans ce cas en russe.
C’est vers Sergueï qu’André conduisit « Marian » à demi mort. Les menuisiers cachèrent le jeune homme des regards SS et lui permirent de dormir un peu. Cette équipe était composée uniquement de Français. Ils couchèrent Dmitri derrière des planches posées verticalement contre le mur et, après l’avoir recouvert de sciure, ils lui intimèrent l’ordre de dormir doucement. Les jambes de Dmitri mirent très longtemps avant de se réchauffer un peu. Puis, la couverture de sciure aidant, cela se fit et il dormit pratiquement jusqu’à la fin de la journée de travail.
Dmitri se réveilla et décida de sortir de sa cachette. Il regarda attentivement entre les fentes laissées par les planches et, une fois certain qu’aucun SS ne se trouvait à proximité, il sortit. Il remercia de tout cœur les Français qui avaient risqué leurs vies pour lui et s’en alla vers les siens. En chemin, il rencontra André qui venait le chercher. Pour ne pas mettre ses amis menuisiers français en danger, André n’avait fait part à personne de l’endroit où se trouvait Marian. De retour parmi les peintres, Nikolaï s’exclama joyeusement :
– Je vous avais dit que notre Marian était né un jour de chance !
Depuis ce jour et ces paroles de Nikolaï, toute l’équipe répétait que Marian était né un jour de chance.
Après avoir dormi sous la sciure, Dmitri, pour la première fois depuis son séjour au camp, ne put rapidement fermer l’œil. Tous ses camarades dormaient. Le sommeil des détenus tenait plus d’un état d’oubli que d’un réel repos. Le sommeil manquait toujours, les corps accablés ne se reposant pas assez. Dmitri était couché au milieu des peintres, les yeux ouverts. Pour la première fois, il écoutait dormir ses camarades d’infortune : toussotements, grincements de dents, injures, bribes de phrases dans leurs langues natales, souffles lourds.
Il ferma les yeux et commença à se remémorer sa famille et ses amis restés à Gouliaï-Polié, tout comme s’il les avait laissés sur une autre planète à l’autre extrémité du système solaire – et peut-être même encore plus loin. Du fond de sa mémoire lui apparut sa mère Oksana. Il se voit à l’âge de trois ans, et il la voit elle, jeune, belle et joyeuse. Maman ouvre sa grosse malle noire dans laquelle elle garde son trousseau et range du linge. Le couvercle de la malle porte une inscription que Mitia lira plus tard, une fois écolier : « Sois prudent garnement – ne rends pas le chat méchant » ou « Sprechen sie deutsch, Ivan Andreitch ?[21] »
Mitia était attiré par le dessin représentant deux enfants : un des garçons murmure quelque-chose à l’oreille de l’autre, qui se tient tout près.
– Et qu’est-ce que lui dit le garçon ?
– Son secret, répond Oksana.
– C’est quoi un secret ?
– C’est quand deux personnes se mettent d’accord de ne pas raconter quelque-chose de secret à une autre.
– Nous savons, toi et moi, ce que je mets dans la malle. Si nous ne le disons à personne , ce sera notre secret. Tu as compris ?
– Oui
Ces souvenirs firent place au sommeil.
Le lendemain, un compatriote du district de Tsarichanka de la région de Dniepropetrovsk vint rendre visite à Pavel Dmitrievitch. Racontant ce qui s’était passé sur la place d’Appel, Pavel Dmitrievitch releva que Dmitri avait, pour la seconde fois, sauvé la vie à son « père ». Il s’intéressa au jeune homme et, entre compatriotes de la même région, il l’interrogea sur sa vie avant la guerre.
– Quand es-tu né ?
– En 1925.
– Quel jour ? Quel mois ?
– Je ne sais pas exactement. Mon père dit que je suis né tard dans l’automne, pour la fête de la saint Dmitri, c’est pourquoi on m’a nommé ainsi « Dmitri ».
– Comment cela, tu ne connais pas ta date de naissance ? s’étonna l’autre.
– Non, je ne la connais pas. Ma mère est morte quand j’avais trois ans. Et mon père ne savait pas à quel jour correspondait la saint Dmitri. Et mon acte de naissance s’est perdu quelque part. J’ai vécu dix-neuf ans, mais je ne connais pas ma propre date de naissance.
Mais la conversation avec son « père » compatriote ne s’arrêta pas là. Une demi-heure plus tard, il revint chez les peintres et fit venir Dmitri dans son Block. Il lui présenta un détenu qui connaissait les fêtes religieuses. Cet homme conseilla à Dmitri de bien se souvenir de la date du 8 novembre, jour où les orthodoxes fêtent la saint Dmitri.
– Ta date de naissance exacte te sera utile si tu as la chance de sortir un jour du camp. Il te faudra faire refaire tes papiers, fit-il remarquer.
Dmitri portait avait d’espoir d’être libéré mais, aussi petit fut-il, cet espoir existait quand même. Tout comme un fil vivant, il reliait les prisonniers à la liberté si attendue et ne les laissait pas sombrer dans la tristesse. Il était aussi aidé par le fait de se sentir épaulé par Franek, le Français André, le Russe Nikolaï, l’Ukrainien Pavel Dmitrievitch, son frère de cœur Léonid...
CHAPITRE XIII
Les héros du mouvement de Résistance ont tenu bon
Le lendemain du monstrueux couvre-feu, les « Russischen » et les autres prisonniers aperçurent les 57 détenus qui, sous la torture et en dépit de tous les efforts des nazis, n’avaient pas vendu les leurs, ni mis en danger la vie d’innocents par faiblesse humaine. En pleine journée, ordre fut donné aux prisonniers de cesser le travail. On fit ranger les prisonniers le long de la voie ferrée sur laquelle se déplaçait une plate-forme avec une puissante grue.
De loin, Dmitri et ses camarades remarquèrent qu’au bout de la flèche de la grue pendait quelque chose. Lorsqu’elle approcha, tous virent au bout de la flèche le rail d’acier auquel avait été soudée toute une rangée de crochets retenant des cordes. Ces cordes passèrent au-dessus des têtes des prisonniers dans l’obscurité du tunnel. La grue revint ensuite en arrière et s’arrêta au milieu des prisonniers. On ordonna aux détenus rassemblés de libérer la place sous le monstre d’acier. On conduisit jusqu’à la grue les 57 prisonniers antifascistes, sous la surveillance des bandits et des soldats SS. Ces malheureux avaient les mains liées derrière le dos et un morceau de bois avait été inséré dans leur bouche, les fascistes craignant peut-être les dernières paroles de ces héros infaillibles devant la mort. Les victimes tenaient à peine sur leurs jambes : on pouvait voir les nombreuses traces des tortures inhumaines qu’ils avaient subies.
Dora possédait son « maître bourreau ». Il exécutait consciencieusement ses noires obligations. Le bourreau passa la corde au cou des prisonniers. Puis, le commandant du camp prit la parole :
– Ces prisonniers vont être exécutés maintenant, devant vos yeux, car ils s’apprêtaient à faire sauter l’usine avec nous tous !
Dmitri pensa : « Voilà, c’est comme cela que vous vous rappelez de nous ! On pourrait penser que vous avez « pris soin » des prisonniers. Mais vous êtes les premiers à avoir peur de sauter avec votre usine infernale ! »
La grue souleva presque instantanément le rail avec ses victimes et s’immobilisa bientôt. Les détenus-spectateurs avaient pour ordre de regarder les pendus. Ceux dont les nerfs ne pouvaient supporter ce monstrueux spectacle étaient roués de coups de fouet par les surveillants. C’est de cette façon que les SS se débarrassèrent de ce groupe de prisonniers antifascistes à Dora. La scène de la pendaison fit certes effet sur les prisonniers témoins, mais elle fut aussi une source d’espoir. En effet, les détenus furent convaincus que l’esprit des antifascistes n’avait pas été cassé et que les nazis ne pourraient régner tranquillement, pas même sur ce camp de concentration : tous les combattants pour la liberté qui s’y trouvaient continueraient d’agir, en dépit de toutes les mesures qui pouvaient être prises pour les anéantir. L’organisation clandestine des prisonniers de Buchenwald, puis de Dora, apparaissait en opposition au régime nazi, à son mépris de l’humanité, à sa violence, à son cynisme et au processus inhumain qui épuisait des hommes jusqu’à leur dernier souffle. Cette résistance s’exprimait dans les formes les plus diverses : des pauses durant le travail, lorsque la surveillance des SS diminuait sans qu’on ne sache pourquoi, jusqu’au sabotage organisé effectué par des équipes entières d’ouvriers. De l’information transmise de bouche à oreille, jusqu’aux réunions du Comité international du camp et la préparation au combat des organisations armées antifascistes.
Le développement du mouvement de résistance à Buchenwald est conventionnellement divisé par les historiens en trois étapes.
– Première étape (de juillet 1937 au début de la guerre en 1939). C’est la période de construction du camp. Un groupe dirigeant de communistes allemands se constitue au camp pour engager la lutte.
– Deuxième étape (du début de la guerre en 1939 à la fin 1941). Arrivent à Buchenwald des Allemands victimes des arrestations massives de l’automne 1939, et des étrangers. Les communistes allemands clandestins commencent à collaborer avec eux. Les SS essaient par tous les moyens d’évincer les prisonniers politiques de leurs fonctions pour y placer des criminels de droit commun. Ils ne peuvent y parvenir du fait de la cohésion des actions, de l’entêtement et de l’ingéniosité des prisonniers politiques.
– Troisième étape (de l’été 1942 à avril 1945). Le nombre des membres de l’organisation clandestine augmente et des équipes extérieures sont formées dans les filiales de Buchenwald. Un Comité international du camp et des comités nationaux sont créés pour diriger la lutte contre la terreur SS, mais aussi pour coordonner les sabotages dans l’industrie d’armement. Un soutien réciproque des prisonniers est organisé, quelle que soit leur nationalité. L’organisation militaire internationale se procure des armes. La période se termine par la lutte pour l’évacuation anticipée de Buchenwald et la libération des prisonniers par leurs propres forces.
Les partisans antifascistes – communistes et sociaux-démocrates – furent le noyau et la force vivante de cette organisation. Les chrétiens et les membres des Témoins de Jéhovah, eux aussi, menèrent un combat téméraire, mais leur protestation portait un caractère individuel non organisé. Face à de grands dangers, des hommes de nationalités différentes s’unirent avec la conviction que seule la lutte commune pouvait apporter la liberté. L’humanisme triompha du fascisme.
Il est assez facile de faire preuve de solidarité par temps de paix, en aidant de temps à autres les nécessiteux. Mais c’est un sentiment de solidarité beaucoup plus intense que suscita la lutte antifasciste clandestine : on mettait en jeu sa santé et sa propre vie aux fins de soulager l’existence ou bien de sauver son camarade détenu, même si on ne devait jamais le connaître ou bien savoir que quelqu’un dans l’ombre avait risqué sa vie pour vous aider dans l’instant crucial. La vie est ce qu’il y a de plus cher pour la plupart des hommes...
Les SS tentèrent en permanence de briser l’organisation clandestine à l’aide de provocateurs ou d’informateurs. Mais jamais ils ne parvinrent à déceler les clandestins et à prouver qu’ils étaient clandestins. Il n’existe aucun document émanant des SS portant sur la Résistance à Buchenwald. En essayant par tous les moyens de venir en aide aux plus faibles, les clandestins assuraient leur transfert dans des équipes où le travail était plus facile, loin des Kapos les plus cruels. Le centre de la résistance était l’infirmerie. Ici on pouvait s’il le fallait vous sauver des transports de la mort après avoir attribué à des vivants les numéros ou les noms de familles de personnes mortes. On apportait à ceux qui en avaient le plus besoin de la nourriture, des vêtements, des chaussures, on soignait en secret des SS.
Le sabotage organisé de l’industrie d’armement dans les camps de concentration fut d’un concours énorme dans la victoire. Les clandestins s’efforçaient d’envoyer les spécialistes qualifiés dans des équipes dont le travail n’était pas lié à la production d’armes.
Lorsque certains ouvriers travaillaient dans leur spécialité, ils démontraient leurs compétences en faisant suite à de nombreuses commandes SS pour leur usage personnel : boîtes à bijoux, lustres, cendriers, nécessaires à écrire, souvenirs. Ils s’efforçaient d’utiliser à cette occasion le plus possible de métal ou de matériaux précieux, et ils travaillaient plus longtemps. Il arrivait parfois qu’un beau et pesant lustre soit posé dans un coin, car l’architecte construisant la villa d’un SS s’était appuyé, lors de la commande dudit lustre, sur des calculs faussés à l’avance. Les détenus, avec une ironie compréhensible, commençaient la fabrication d’un nouveau lustre.
Cette période « d’artisanat artistique » prit fin en 1943, les SS devant désormais cacher de telles commandes à leur hiérarchie : après la bataille de Stalingrad, les prisonniers allaient de plus en plus être employés dans les usines d’armement. Mais une fois encore, les détenus s’ingénieront à organiser toutes sortes de sabotages...
Ce n’est qu’après la victoire que le monde entier apprit les noms de nombreux activistes de la Résistance. Voici quelques-uns d’entre eux :
– des Allemands :Walter Stöcker, Teo Neubauer, Albert Kuntz, Ernst Busse, Nikolaï Kiung ;
– Les Belges : Henri Glineur, Marcel Lignier, Georges Ebbeling, Sam Gorsens ;
– des Italiens : Domenico Ciufoli, Renato Bertolini ;
– des Yougoslaves : Yan Rantzinger, Aziz Koluder, Emile Lichtenberg ;
– un Bulgare : Lilov ;
- des Français : Eugène Thomas, Marcel Paul, André Marie, Frédéric H. Manhes ;
– des Ukrainiens : Pavlo Lyssenko, Vassyl Azarov, Adam Vassiltchuk, Ivan Nogaets ;
- des Russes : Nikolaï Simakov, Pavel Babkine, Stepan Baklanov ;
– des Autrichiens : Gustav Wegerer, Otto Gorn, Kurt Gardner ;
– un Polonais : Henrik Sokolak ;
– un Tchèque : Kvetoslav Inneman,
… et beaucoup d’autres.
Cette vie pénible, le travail, les horreurs subies, les tortures et toutes les offenses ne faisaient que renforcer les liens fraternels de la solidarité, de l’amitié entre les détenus de différentes nationalités.
Troisième partie
La veille de la Victoire
PREMIER CHAPITRE
À nouveau dans un wagon à bestiaux
L’hiver passa. Dmitri attendit le printemps 1945. Les nouveaux prisonniers apportaient des nouvelles fraîches sur le cours de la guerre. « Les nôtres » étaient tout près. Aura-t-on la chance de les voir ? Qu’est ce qui attend les détenus ? Le commandement allemand commençait à prendre des mesures pour que, en cas de défaite de l’Allemagne, les « porteurs du secret militaire du Reich » qu’il avait transformés en esclaves ne puissent rencontrer leurs libérateurs, dévoiler leurs secrets et confirmer leurs crimes contre l’humanité.
En mars, un gros convoi de détenus fut transféré hors de Dora. Lorsque les prisonniers de l’équipe « B. 1. O » furent conduits dans un wagon à bestiaux, les SS ordonnèrent à l’un d’entre eux de rester. Il s’agissait du « père » de Dmitri. Le jeune homme se sépara avec tristesse de Pavel Dmitrievitch, mais personne ne pouvait contredire la volonté des SS. Les Allemands craignaient peut-être de laisser en vie un homme qui pouvait organiser une évasion. Dmitri ne sut jamais quel destin avait connu celui qui avait été son « père » à Dora.
Après neuf jours d’un voyage infernal sans eau ni nourriture, les détenus arrivèrent enfin à Ravensbrück. Il s’agissait d’un camp de concentration pour femmes. Des vingt et un prisonniers peintres d’URSS qui étaient sortis vivants de l’enfer de Dora, seuls six avaient survécu à ce terrible voyage vers Ravensbrück : les autres étaient morts de soif, de faim, ou d’avoir été trop confinés dans leur wagon.
Cette fois, Dmitri ne put se souvenir de la fin du voyage. Lorsqu’il revint à lui, il comprit qu’il était couché dans un local obscur dont il distinguait à peine les fenêtres. Il faisait nuit. Il sentit un morceau de pain dans sa bouche. Il ne savait pas qui le lui avait donné. Le jeune homme ne put pas le mâcher très longtemps : sa bouche était si sèche, après neuf jours de jeûne contraint, qu’il ne pouvait plus saliver. Rassemblant les dernières forces de son corps torturé, Dmitri mastiqua lentement le bout de pain et l’avala comme il put. Il trouva encore un morceau dans la poche de son manteau et le mangea aussi. Quelle bonne âme avait donc pu partager ce pain avec lui ?
Cette question resta sans réponse. Il ne le sut jamais.
Le jour finit par poindre. Dmitri comprit qu’il se trouvait dans la baraque d’un camp. Il aperçut Nikolaï de l’Oural assit sur le sol, se balançant lentement d’avant en arrière. Après un effort, le jeune homme rampa jusqu’à lui et lui demanda :
– Qui nous a donné du pain ?
Nikolaï n’en avait pas la moindre idée, lui aussi tenait à peine sur ses jambes.
Le matin, les détenus reçurent un demi-litre de soupe claire. Ce jour là, les femmes détenues à Ravensbrück leur avaient sacrifié une partie de leur ration individuelle : le commandement de Ravensbrück n’avait pas l’intention de nourrir les nouveaux arrivants. Ce sont les femmes qui, la nuit, avaient transporté les hommes épuisés dans cette baraque. Dmitri avait perdu connaissance et il ne se souvenait de rien.
Hormis Nikolaï, Dmitri rencontra quatre autres « Russischen » de l’équipe « B. 1. O ». Étaient vivants Léonid de Rostov, Nikolaï et Ivan de Zaporojié, et aussi Nikolaï de la ville de Loubny, à proximité de Poltava. Ce dernier avait eu un jour un œil crevé par le coup de fouet d’un SS. Les six peintres russes restaient ensemble et écoutaient les conseils de l’expérimenté Nikolaï de l’Oural, lequel allait encore les sauver de la dame Faucheuse.
CHAPITRE II
Nikolaï de l’Oural sauve une fois encore ses compagnons
À Ravensbrück arrivaient des colis de nourriture délivrés par la Croix-Rouge américaine. Ces colis sauvèrent la vie à de nombreux détenus durant la guerre. Le commandement de Ravensbrück distribuait à chaque détenu arrivant au camp un colis de cinq kilos. Dès le premier jour de leur arrivée dans ce camp destiné aux femmes, les peintres reçurent ainsi chacun un colis après la pause déjeuner. Nikolaï de l’Oural leur conseilla de se rassembler près du robinet d’eau et, là, d’ouvrir les colis. Les six détenus affaiblis se rendirent tant bien que mal jusqu’au robinet, ouvrirent leurs colis venu d’Amérique et s’aperçurent qu’ils contenaient beaucoup de graisse. Perspicace, Nikolaï déclara gravement :
– Les gars ! Ne mangez pas trop ! Mangez par toute petite quantité, puis refermez votre colis.
– Ca va pas Nikolaï ? ! La route nous a totalement vidé, il faut au contraire bien manger !
Nikolaï, pressentant que chacun dans son coin aurait eu du mal à résister à la tentation de dévorer tout son colis, expliqua calmement :
– Regardez l’horloge au-dessus des portes du camp : il est trois heures. On mange un peu maintenant et, dans deux heures, on ouvrira de nouveau les colis et on mangera encore un peu. Si on se goinfre maintenant, on peut avoir un dramatique accident intestinal (volvulus).
Les peintres acceptèrent de suivre les avis de Nikolaï de l’Oural et cela leur évita une mort atroce. Nikolaï, pour la seconde fois, venait de sauver ses camarades grâce à ses judicieux conseils. Un proverbe dit : « Il vaut mieux perdre quelque-chose avec un homme intelligent que de le trouver avec un imbécile ».
Le lendemain, pratiquement tous les détenus de ce Block moururent de volvulus ou de la dysenterie qui avait aussitôt éclaté, et cela quelques jours seulement avant la chute du régime nazi et à deux doigts de la liberté tant attendue ! Sous la pression de la nouvelle épreuve qui s’abattait sur eux, les hommes oubliaient le vieil adage qui dit que, quand tout va trop bien, c’est très mauvais signe, car ce sont les passions, ennemies de l’humanité, qui prennent la situation en main. Les hommes mouraient dans d’atroces souffrances après avoir affaibli et martyrisé leur ventre. Ils auraient tout aussi bien pu éviter cette tentation si, comme les peintres, ils avaient pu se contrôler et maîtriser leurs envies.
Personne ne prêtait aide aux détenus mourants. Le commandement du camp ne pouvait tout simplement pas voir ce qui se passait derrière les barbelés qui entouraient les deux baraques réservées aux hommes. Faisant preuve d’une humanité que l’on ne leur connaissait pas, les fascistes donnèrent les colis suivants à ceux qui avaient survécu à toutes ces souffrances. Dmitri reçut en tout et pour tout sept de ces colis à Ravensbrück.
Petit à petit, les six camarades se remirent sur pied. On ne les envoyait pas travailler et ils étaient laissés à eux-mêmes : craignant fort pour leur peau, les nazis ne s’occupaient plus des détenus. Aucun des prisonniers ne savait ce qui l’attendait. Tous sentaient en leur for intérieur que le front s’approchait de jour en jour et espéraient être libérés. Dmitri Savtchenko conserva en lui, durant toute sa vie, une profonde reconnaissance pour son sauveur de l’Oural et pour les volontaires de la Croix-Rouge durant ces jours de famine de la Seconde Guerre mondiale.
CHAPITRE III
Treize pommes de terre
Le 26 avril 1945 commença l’évacuation de tout le camp. Tout d’abord, on divisa les prisonniers masculins par groupes d’une centaine d’hommes et on les fit sortir de Ravensbrück.
Chaque « centurie » était cernée de soldats SS avec des bergers allemands. Lorsque la colonne passa les portes du camp, on remit aux détenus, pour cinq hommes, un colis de la Croix-Rouge américaine de cinq kilos et un autre de la Croix-Rouge française, de trois kilos.
Après que les prisonniers masculins sont sortis du camp, on fit une halte. Les hommes se partagèrent la nourriture et attendirent l’arrivée des autres. On faisait à présent sortir les femmes. Toute la colonne se mit en marche. Lorsqu’un détenu ne pouvait avancer par lui-même, les SS le fusillaient. Les prisonniers marchèrent plus d’une semaine. La nuit, ils dormaient sur le bas-côté de la route, selon l’ordre dans lequel ils marchaient. Personne n’avait le droit de passer dans une autre centurie. Les gardes pouvaient se reposer, car ils se relayaient. Certains se déplaçaient en moto ou en voiture. Les détenus mourraient les uns après les autres dans cette « marche de la mort ». Personne ne savait ce que les nazis faisaient des corps qui jonchaient la route. Les colis étaient déjà épuisés depuis longtemps. La faim, la soif et une fatigue mortelle torturaient tous les prisonniers.
Les fascistes conduisaient leurs esclaves loin de la ligne de front. Le tracé de l’itinéraire de la colonne dessinait des méandres et des boucles. Les SS voulaient martyriser leurs victimes au maximum : l’ordre noir nazi essayait toujours d’affaiblir psychiquement ses victimes, mettant à profit tous les moyens à sa disposition. Simplement fusiller un homme n’était pas assez efficace : sa mort n’apportait que très peu d’énergie psychique à ces vampires énergétivores. Il fallait que la mort soit la plus atroce et la plus longue possible. Le transfert d’énergie augmentait d’autant plus si, outre les souffrances, la victime éprouvait une peur intense qui l’envahissait au sens propre. Lorsque la victime mourait impassiblement, s’opposant jusqu’au bout à ces bourreaux de l’esprit, son âme restait libre. Cela mettait hors eux d’eux les serviteurs du mal, car la victime échappait à leurs sales mains et leur renvoyait un transfert d’énergie négative.
Le 1er mai 1945 eut lieu un événement qui allait marquer Dmitri pour le restant de sa vie. Lors de leur marche, les détenus remarquèrent au bord de la route trois grosses cabanes. Près d’elles se tenait une jeune Ostarbeiter ukrainienne. Les hommes lui demandèrent :
– Qu’est ce que cachent tes cabanes ?
– Des pommes de terre, répondit la jeune fille.
Aux mots « pommes de terre », les détenus affamés se jetèrent vers les cabanes.
La faim l’emportait sur la peur d’être fusillé. Dmitri courut avec les autres. Il eut la chance de pouvoir atteindre une extrémité de la cabane où les détenus avaient déjà réussi à gratter la terre et à prendre des patates. Il parvint à mettre quelques pommes de terre dans le pan de sa chemise, mais il ne put rien faire de plus, écrasé par les prisonniers qui le suivaient. Quand il parvint enfin à se libérer, il assista à un terrible spectacle. Les mitrailleurs arrosaient littéralement, à feu nourri, tous ceux qui se trouvaient près des cabanes. Par bonheur, Dmitri remarqua que, près de lui, un des soldats changeait le magasin de son pistolet mitrailleur. Il fonça droit sur lui, puis grimpa sur la route. Ses amis étaient dans la colonne. Deux d’entre eux s’étaient aussi lancés vers les pommes de terre, mais ils étaient revenus sans rien : on commençait à tirer et ils n’avaient rien pu prendre. Les autres avaient tout simplement attendu dans la colonne. Dmitri sortit les pommes de terre et les partagea : chacun des cinq en reçut deux. Il en restait trois et ses camarades décidèrent qu’elles lui revenaient, car il avait risqué sa vie pour elles et, de plus, partager trois patates en cinq n’était pas pratique.
– J’ai ramené cette « douzaine du diable[22] », cela peut porter malheur.
Les détenus constatèrent que tous n’étaient pas revenus des cabanes vers la colonne. Une partie des cibles de cette pluie de balles s’était enfuie vers le bas, vers le ravin. Les détenus de la colonne remarquèrent que les nazis ne s’empressaient pas de les rattraper et observaient les fuyards d’un air moqueur. La colonne était arrêtée, il était interdit de bouger. Les SS avaient décidé de s’offrir un petit spectacle. Lorsque les fuyards s’approchèrent du ravin, ils furent accueillis par le feu des pistolets mitrailleurs des fascistes cachés aux yeux des détenus, et qui formaient une seconde ligne de sécurité. Les fuyards furent bientôt exterminés. Dans une des cabanes aux pommes de terre, parmi les cadavres des détenus fusillés, gisait le corps de la jeune Ukrainienne.
CHAPITRE IV
L’histoire de l’Allemande Hilda
À la suite de cet événement, les rangs des détenus avaient été à tel point mis à mal que la garde dut reconstituer la colonne. Des six camarades peintres fut dissocié Léonid – le meilleur ami de Dmitri. Il avait été placé dans une autre centurie qui marchait désormais loin devant. Dmitri et ses quatre camarades, ainsi que deux hommes d’une autre équipe, avaient été pour leur part placés dans une centurie féminine qui marchait presque en queue de la colonne.
La colonne reformée reprit sa marche. Un peu en avant des hommes, au milieu des femmes, marchait la jeune Allemande Hilda. Elle attirait l’attention des prisonniers car ils n’avaient jusqu’alors jamais rencontré de jeunes Allemands dans les camps de concentration. Un des hommes de l’autre équipe demanda à Hilda :
– Pourquoi Hitler a-t-il envoyé une jeune Allemande en camp de concentration ?
La jeune femme se tourna vers lui et lui répondit :
– Pour un beau garçon comme toi !
Sa plaisanterie remonta un peu le moral à tout le monde. Tous les détenus étaient effectivement des « beaux garçons » : copieusement battus par les SS, ils étaient couverts de bleus, de bosses et de tuméfactions, ils portaient des vêtements déchirés, ils étaient sales et torturés par la faim et par cette longue marche. Le même homme lui demanda sincèrement :
– Où est-il ton beau garçon ?
La jeune femme ne répondit pas tout de suite. Puis ses camarades détenues la prièrent de raconter son histoire.
Cette centurie était gardée par des soldats SS, mais aussi par deux femmes qui marchaient chacune d’un coté de la colonne. Elles se taisaient et n’interrompirent pas la jeune fille lorsqu’elle commença de parler. Les rangs qui se trouvaient autour de la prisonnière purent entendre son histoire.
– Je m’appelle Hilda. Je suis la fille d’un Bauer[23]. Un jeune Ostarbeiter ukrainien de Nikolaïev travaillait chez nous. Il s’appelait Igor. Il était très beau, grand, élancé. Au début il me plaisait tout simplement, puis nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre.
Hilda fit une pause et continua :
– Au bout d’un certain temps, mon frère qui se trouvait au front revint à la maison. Il avait perdu une main pour prix de son fanatisme dans cette guerre, mais il n’avait rien compris pour autant. Un idiot semblable à tous ces SS qui nous gardent.
Les détenus étaient stupéfaits, craignant que la jeune fille soit punie pour ces paroles crues. Mais les gardes, on ne sait pourquoi, avalèrent celles-ci sans rien dire. Peut-être soupçonnaient-ils que les idées du Führer n’avaient plus plus la même valeur qu’auparavant ? Eux non plus ne savaient pas ce qui les attendait dans l’avenir, et chacun pensait à son propre sort et au sort de cette nation qui s’était crue supérieure aux autres peuples et s’était arrogée le droit d’en faire des esclaves. Ou bien était-ce le fait que Hilda était Allemande et que son frère était nazi ?
La jeune fille poursuivit son histoire. Son frère, ayant appris leur histoire, d’amour, frappa Igor et lui interdit de la rencontrer. Mais cela ne suffit pas à arrêter leur relation. Alors, le jeune homme frappa de nouveau l’Ukrainien et fit une déclaration à la police. Igor fut emprisonné. Hilda écrivit une lettre de protestation et... fut elle aussi emprisonnée.
Une fois en prison, la jeune fille transmit une protestation écrite à la direction. Les deux amoureux furent conduits dans la cour de la prison. Igor fut pendu devant Hilda. Puis la jeune femme fut envoyée à Ravensbrück. Cependant, la justice sommaire des nazis pleins de haine ne brisa pas sa volonté. Celle-ci s’était forgée dans la force d’un amour qui lui avait fait dépasser tout préjugé nationaliste et idéologique. Hilda ne cachait pas son antipathie pour Hitler et ses serviteurs. Elle forçait le respect des détenus de toutes nations par son courage et par sa fidélité amoureuse.
Dmitri entendit cette histoire huit jours avant la Grande Victoire.
CHAPITRE V
Le dur moment de la Libération
Le 3 mai, la colonne des détenus traversa la ville de Parchim, au nord de l’Allemagne. Ensuite, les gardes passèrent outre leurs obligations et abandonnèrent les prisonniers. Ils cherchaient à sauver leurs propres vies, la ville de Parchim étant soumise au feu de l’artillerie soviétique.
Dmitri et ses compagnons furent les témoins du retrait des troupes allemandes. La colonne se dispersa le long de la forêt. Tous les détenus se couchèrent sous les remblais du chemin de fer pour se protéger des tirs d’artillerie. Les balles sifflaient au-dessus de leurs têtes, les explosions résonnaient, les branches des sapins volaient en éclats. Les Allemands en retraite n’avaient que faire des prisonniers – après les avoir dépassés, ils s’enfoncèrent en courant dans la forêt.
Il semblait incroyable de savoir que Parchim avait été prise par les « nôtres » et que les prisonniers étaient désormais libres. Non loin dans la forêt se trouvait un camp de prisonniers soviétiques, et les « Russischen » s’y rendirent. On apprit que les fascistes avaient quitté le camp deux jours auparavant et s’étaient enfuis. Vingt kilomètres plus loin, dans cette même forêt, un village allemand avait été pris par les troupes américaines.
Un convoi était en route pour le camp. Un sous-officier de l’Armée rouge arriva à cheval dans le camp. Il fit un petit meeting, annonça aux détenus qu’ils étaient libres et leur donna quelques conseils.
– Maintenant, partez tous pour Parchim. Cherchez vous un logement, de la nourriture, de l’eau, des vêtements, des médicaments.
Dmitri et ses quatre compagnons furent bientôt en ville. On n’avait toujours pas retrouvé Léonid. Ils s’installèrent tous les quatre chez une famille allemande composée du maître de maison, de sa femme et de sa fille. Une fois lavés, le propriétaire leur donna à tous du linge de corps. Sa femme et sa fille leur préparèrent à manger. Ils ne parvenaient pas à croire qu’enfin ils étaient libre ! N’ayant aucun papier, ils décidèrent d’aller voir le commandant de Parchim pour savoir ce qu’ils devaient faire. Avant de trouver une solution, ils restèrent trois jours dans cette famille. C’est à ce moment que Nikolaï de l’Oural leur avoua la vérité et dit qu’il avait été officier.
Dmitri ne cessait de penser à Léonid. Il demandait aux autres détenus s’ils ne l’avaient pas vu. Tout s’éclaircit le 4 mai à Parchim, lorsqu’il rencontra deux détenus de la ville de Pologui, située elle aussi dans la région de Zaporojié. Ils se connaissaient bien à Dora et connaissaient aussi très bien Léonid.
– Je n’arrive pas à trouver mon Léo. Vous ne l’auriez pas vu, par hasard ?
Les deux hommes tardèrent à répondre, se regardèrent l’un l’autre et se raclèrent la gorge. Dmitri comprit qu’il était arrivé quelque chose à son Léo.
– Tu ne le trouveras pas.
Ces mots résonnèrent à ses oreilles comme une sentence.
– Comment ça, je ne le trouverai pas ?
– Nous étions dans la même centurie. Il est arrivé chez nous quand la colonne a été reformée après le coup des baraques à pommes de terre. On a remarqué que Liona regardait toujours en arrière, il cherchait sans doute ses amis des yeux. Et puis il est sorti des rangs et s’est de nouveau retourné. À ce moment là, un SS lui a tiré deux balles dessus et l’a tué. Le corps de Léonid se trouvait à droite de la colonne.
– J’étais dans les cinq derniers, tout au bout à droite. Je suis donc passé devant le corps de Léonid et je ne l’ai même pas remarqué ? ! À cet instant, j’écoutais attentivement l’histoire de Hilda…
Après cette triste nouvelle, la joie de la Victoire prit un tout autre goût pour Dmitri. Il resta comme prostré pendant une demi-journée, assis dans le centre de la ville de Parchim, jusqu’à ce que ses camarades ne le retrouvent. Les deux détenus de Pologui leur avaient aussi tout raconté, indiquant où ils avaient rencontré Dmitri. Ils étaient eux aussi très attristés. Nikolaï de l’Oural dit alors :
– Remercie Hilda, Marian ! Elle a détourné ton attention et c’est aussi bien que tu n’aies pas vu le corps de Léo !…
C’était la vérité : si Dmitri avait remarqué le corps de son ami, il n’aurait certainement pas pu s’empêcher de se jeter vers lui et un SS l’aurait tué lui aussi. Il ne cessait de penser à Léonid.
Léonide, Liona ! Peut-on à peine s’imaginer : traverser quatre camps de concentration et mourir la veille de la Victoire ? ! À Buchenwald, leurs (nos) numéros se suivaient : Dmitri avait (j’avais) le numéro 12 618 et Léonid (toi) le 12 617. Le jeune homme revoyait (Je revoyais) des scènes de leur (notre) vie commune dans cet enfer fasciste. Un homme peut-il traverser ces difficultés surhumaines sans ami ? ! Léo, Léo, adieu !... Tu es mort en te souciant de tes amis qu’on t’avait arrachés. Tu voulais les voir, être près d’eux jusqu’au jour prochain de la Victoire ! Tu as oublié le danger. Tu as oublié que ta vie était importante pour tes amis et ne valait rien aux yeux du garde habitué à jouer son rôle de bourreau.
Léonid ! Tu ne resteras pas au bord de la route sur cette lointaine terre étrangère ! Tu es resté dans le cœur de tes amis qui t’aimaient et que tu aimais aussi. Digne fils du peuple ukrainien, le temps implacable ne pourra t’effacer de l’âme de ton fidèle Dmitri de Gouliaï-Polié. Il te reverra (je te reverrai) en rêves lorsque vous partagiez (nous partagions) ensemble tout le poids des épreuves dans cette brèche infernale du xxe siècle. Vous étiez (Nous étions) unis dans ces camps, car durant de long mois vous avez (nous avons) travaillé et mangé ensemble, vous avez (nous avons) couché l’un près de l’autre, vous avez (nous avons) partagé les joies et les peines, vous vous êtes (nous nous sommes) soignés et consolés l’un l’autre. Vous avez (Nous avons) grandi l’un avec l’autre. Plus solide que l’acier, votre (notre) amitié s’est forgée dans les épreuves, où chaque jour comptait plus qu’une année entière dans des conditions ordinaires.
CHAPITRE VI
Retour sur la terre natale
Les anciens de Dora ne perdirent pas leur temps à attendre le commandant de Parchim. Les officiers soviétiques les incorporèrent au 222e régiment de réserve. Ils furent dispersés dans différentes sections. Dmitri était maintenant une jeune recrue. Il ne devait plus jamais revoir ses quatre amis, lesquels avaient été répartis dans d’autres sections.
Après ces épreuves inhumaines, Dmitri se trouvait complètement épuisé. Simultanément, il dut suivre une instruction de fusilier mitrailleur et revenir à un état normal en reprenant du poids et des forces... Après vérification de ses données d’état-civil, Dmitri prêta serment le 6 juin 1945. Au début, il servit sur la ligne de démarcation près de l’Elbe, les troupes anglaises occupant le territoire de la rive opposée de ce célèbre fleuve. Pendant deux ans, Dmitri Savtchenko servit en RDA (République démocratique allemande), puis encore une année en Lituanie. Ce n’est qu’en 1948 qu’il revit Gouliaï-Polié. La Providence lui avait certainement soufflé qu’il aurait été dangereux de rentrer plus tôt dans sa ville natale : nombre d’anciens prisonniers des nazis avaient en effet été envoyés dans les camps soviétiques et ceux qui avaient pu rentrer chez eux n’étaient pas nombreux.
Les archives, et notamment les actes de naissance, évacuées au début de la guerre, furent ramenées du Kazakhstan. Les données d’état-civil déclarées par Dmitri pour recevoir son passeport correspondaient aux données de son acte de naissance. Il se souvint avec gratitude du détenu de Dora qui l’avait aidé à trouver sa date de naissance en se référant à la fête de saint Dmitri Solounski-le-martyre – le 8 novembre (en URSS, l’Église était persécutée et rares étaient ceux qui connaissaient les fêtes religieuses). Dmitri reçut son passeport et son carnet militaire...
Ses parents et ses amis n’espéraient plus le revoir vivant. Tous, en le voyant, crurent à un retour de l’« au-delà ». C’est bien de cela qu’il s’agissait. Mania, sa sœur, n’avait pas survécu : elle avait sauté sur une mine ennemie alors qu’elle faisait paître les vaches. Le père de Dmitri, Pavel Pavlovitch Savtchenko, avait combattu dans une équipe dotée de mortiers sur les routes du front, jusqu’à Berlin. Il avait été à plusieurs reprises décoré et s’était distingué lors de la libération de Prague.
Dmitri apprit qu’il avait bien fait de ne pas annoncer qu’il était vivant avant son arrivée. Il ne voulait pas faire de tort à sa famille : il savait que les fonctionnaires voyaient d’un mauvais œil ceux qui revenaient de l’esclavagisme allemand. Il ressentit lui-même cette attitude dès sa première visite au commissariat militaire de Gouliaï-Polié : on lui reprocha tout de suite d’avoir été en Allemagne. On exigea de lui qu’il rende compte, auprès des dirigeants des institutions de l’État, de son internement dans les camps de concentration allemands. Il fut stupéfait en découvrant la longueur des deux immenses files d’attente près des Caisses d’épargne. Il s’agissait en effet d’une toute petite ville : lui et les autres qui étaient revenus de cet enfer furent contraints par les membres du commissariat militaire de payer une amende de 25 roubles pour avoir été déportés en Allemagne !
Dmitri fut engagé en tant que motoriste dans l’usine « Krasny metalist[24] » qui devint en 1954 usine nationale des machines agricoles. Celle-ci produisait des moteurs à essence à courroies pour pomper l’eau – d’une puissance de 25 chevaux, des fourches, des couteaux de cuisine, etc.
De 1957 à sa retraite, en 1985, Dmitri Pavlovitch travailla comme ouvrier à la chaîne d’emboutissage de l’usine de chaussures de Gouliaï-Polié. Pour son consciencieux labeur, il fut décoré de l’ordre du Mérite du travail et fut distingué par beaucoup de diplômes et titres (« Maître-Ouvrier aux mains d’or », « Ouvrier de choc du travail communiste », et d’autres encore), sa photographie fut plusieurs fois affichée au tableau d’honneur et il a instruit les plus jeunes.
Convaincu du fait que l’on devait faire savoir ce que les gens avaient enduré durant la guerre, Dmitri Pavlovitch intervenait en effet devant les écoliers et les jeunes. Avec son épouse Raïssa Ivanovna (née Filipenko), qui fut déportée au titre du travail forcé en Autriche (près de la ville d’Apetlon[25]), ils ont raconté à leurs enfants et petits-enfants ce qu’ils avaient vécu dans leur triste jeunesse.
Dmitri Pavlovitch est père de deux filles et de deux fils : Lioubov, Sergueï, Anatoli et Olga. Il est grand-père de Andreï, Alionka, Lioudmila, Yana, Sacha et Bogdan. Et sa première arrière petite-fille porte le magnifique nom slave de Nadejda (« espérance »).
Que demeure l’espoir que les hommes apprennent à tirer profit de la triste expérience des anciennes générations et ne répètent pas les erreurs du passé, que demeure l’espoir d’un meilleur avenir sur Terre et que l’humanité ne disparaisse pas en chacun de nous, mais s’incarne dans la réalité. Que grandisse et forcisse l’arbre de l’humanité, comme le chêne magnifique du jardin de mes parents que les épreuves du destin ne rendent que plus fort !
À Berdiansk, 19 août 1999-17 septembre 2001
[1]. La collectivisation forcée des terres a été engagée en 1929 dans toute l'Union soviétique. Elle a suscité de fortes résistances. La politique menée par le pouvoir a engendré une terrible famine en 1932-1933. Celle-ci fit plus de 6 millions de morts, en majorité en Ukraine.
[2]. Sorte de marmottes.
[3]. Issu d'une famille paysanne, Nestor Makhno (18XX-1934), né à Gouliaï-Polié, dirigea de 1918 à 1921 un mouvement insurrectionnel anarchiste qui prit une part importante à la guerre civile ayant suivi la chute du tsarisme.
[4]. C'est-à-dire la sixième année de l'enseignement secondaire, équivalant à la classe de première dans le système français (Olga, c’est cela ou bien la sixième du système français ?)
[5]. Depuis l'invasion allemande du 22 juin 1941, le front allemand a très rapidement progressé. Fin 1941, la totalité de l'Ukraine est sous contrôle, à l’exception de la presqu’île de Crimée.
[6]. Le 20 août 1941, les nazis avaient institué un « Reichskommissariat Ukraine » comprenant les régions de la rive droite du Dniepr puis, à partir de 1942, toute la région de Poltava et celle de Zaporojié. Dans ce Reichskommissariat Ukraine fut institué un régime d’occupation sévère privant la population locale, considérée comme « sous-hommes » biologiquement et racialement inférieurs, des droits les plus élémentaires. Un rôle de colonie était réservé à ce pays, lequel était destiné à être pillé au profit de l’Allemagne. À partir de l’automne 1941, des unités » spéciales SS (« Einsatzgruppen ») massacrent 850 000 Juifs d’Ukraine. À partir de février 1942, commence la déportation massive de jeunes Ukrainiens et Ukrainiennes au titre du travail forcé. Jusqu’en 1944, cela concernera, selon les sources, entre un et deux millions de jeunes.
[7]. Ville d'Ukraine méridionale.
[8]. Travailleurs de l’Est.
[9]. Le camp de Wewelsburg ne se conscriat pas à l'économie de guerre. Il aménageait un ancien château pour en faire le sanctuaire de l’Ordre noir des SS.
[10]. Russie méridionale, à proximité de la frontière de l’Ukraine.
[11]. C'est à Weimar que s'était réunie en 1919 l'Assemblée constituante allemande qui avait voté la Constitution du régime démocratique qu'elle fonda (1919-1933). Celui-ci fut, pour cette raison, appelé « République de Weimar ».
[12]. Le Sicherheitsdienst a été créé en 1931 dans le cadre du parti nazi, sous la direction de Reinhard Heydrich.
[13]. Sicherungsverwahrte (internés par mesure de sécurité).
[14]. Befristete Vorbeugungschaäflinge (« criminels professionnels »).
[15]. La signature du Pacte germano-soviétique (23 août 1939) avait facilité – et de fait préparé – l’invasion de la Pologne par les troupes nazies, le 1er septembre 1939. L’Armée rouge avait pour sa part envahi les provinces orientales du pays pour « protéger les Biélorusses et les Ukrainiens » de ces territoires.
[16]. Le Schreiber (secrétaire), tient le compte des effectifs de détenus.
[17]. Ville d'Ukraine méridionale.
[18]. Procès des plus grands criminels nazis, au lendemain de la guerre, devant le Tribunal militaire international de Nuremberg.
[19]. Ukraine méridionale, au nord de Donetsk.
[20]. En fait, il y avait plusieurs types de peintres à Dora, qui ne se connaissaient pas forcément entre eux. Les premiers peignaient la fusée elle-même, pour le camouflage dans le transport. Les seconds, dont Dmitri, assuraient l’entretien de l’usine. Les troisièmes assuraient l’entretien, dans le camp, les baraques, etc. Il y en avait même qui camouflaient les tas d’anhydrite sortant des tunnels qu’on creusait, pour échapper à l’observation aérienne.
[21]. « Parlez-vous allemand, Ivan Andreitch ? (en allemand [graphie cyrillique] dans le texte).
[22]. «Douzaine du diable » : allusion à la superstition qui entoure le chiffre treize.
[23]. Agriculteur (en allemand).
[24]. Métallo rouge (en russe).
[25]. Au sud-est de Vienne, sur la frontière hongroise.
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